DIALOGUE AVEC UN ARBRE (extrait)


Moment 1

Il s’approche d’un arbre, le toise avec attention. Il porte un chapeau gris, aux bords déchirés. Il s’immobilise devant le tronc et commence ainsi :
— Bonjour, je m’appelle AB et je souhaiterais, pour des raisons qui apparaîtront peut-être plus tard, converser avec toi. Et toi, arbre, qui es-tu? As-tu seulement un nom? Est-ce que les arbres ou, plus précisément, est-ce que les hêtres, chacun d’entre eux, possèdent un nom, une appellation, un surnom, ou même un nombre qui les identifie comme individus, distincts les uns des autres?

—…

— Combien de mètres mesures-tu? Je mesure 1,79 mètres. Oui, je sais, ce n’est pas beaucoup et je ne grandirai plus. Tu peux déjà tirer avantage de ta position et me parler en supérieur.
Histoire de lui donner confiance, je mets en scène nos divergentes proportions. Il vous suffira d’imaginer le poteau d’une barrière et les pales d’un moulin dressés côte à côte dans le vent et la lumière du nord.

—…

— Est-ce que tu m'entends?
C’est peut-être par là que j’aurais dû commencer. Je me suis tout de suite présenté pour ne pas le blesser. Comme une feuille de tôle qui rouillerait en grumeaux friables entre mes doigts, une feuille de tôle trouée, où l’on passerait ensuite la main.

—…

Le mouvement des branches, qui n'a d'ailleurs pas cessé depuis le début de notre conversation, ne me paraît pas devoir se constituer en une réplique. Alors, je me fais plus insistant, criant peut-être — des fois que son organe récepteur serait situé au sommet de son tronc.

— D'où te viennent ces marques, ces entailles comme autant de signes gravés dans ton écorce?

—…

Je ne perds pas patience, cette sorte de silence, teinté d’échos lointains, m’est familier, éclat cérébral, allant jusqu’à formuler des réponses plausibles à mes propres questions.
— Ne te sont-elles pas venues le jour où enfant, je m'approchai avec un canif et labourai tes flancs de traits insensés?
Les enfants sont aussi ces anges éteints.

—…

— As-tu remarqué les animaux qui vivent sur ton corps? Chenille, papillon, chat, loir, geai, insecte 1, insecte 2, insecte etc., écureuil, moineau, lézard, corbeau, pic et ali.
Ton écorce est le mélange de nos souvenirs.

—…

Cette colonne de fourmis qui grimpe le long de ton tronc, qui couvre tes branches d’un sombre murmure rouge sombre provoque-t-elle un quelconque sentiment chez toi?

—…

— Elle te chatouille, te démange, t’irrite ou te griffe? Elle te brûle, te consume, t’allège ou t’indiffère?
Bruire le soir.

—…

Un fruit tombe. Faine? Est-ce le signal du fait qu'il entend maintenant me parler? La prochaine question sera déterminante. Il s'agit de ne pas se tromper.

La lune, tu connais la lune, elle s'est reposée sur tes feuilles hier soir. En as-tu conçu quelque amertume?

—…

Désespérant. Nous ne serons désormais plus jamais crus. Céder donc à la provocation.
— J'ai beaucoup aimé la fois où je fis l'amour à XY contre ton tronc. Cela me procura un vif sentiment de jouissance, comme si tu avais participé à notre orgasme.

—…

A ce propos, es-tu mâle ou femelle? Quel sexe dresses-tu dans la nuit que de si loin on s’en vienne à toi?
Je pourrais emprunter des vêtements à une voisine, les accrocher à tes branches et ceindre ton front d’un diadème. Tu serais alors ma reine.

—…

Puis les feuilles changèrent de couleur, d'abord rouges, jaunes, puis brunes. A plusieurs reprises, je dus vider mon chapeau.
— La chute de tes feuilles te procure-t-elle une douleur ou simplement une immense tristesse de voir ainsi s'en aller une partie de toi-même, comme les hommes sont tristes lorsqu'ils perdent leurs cheveux ou leurs membres?
Les membres de leur famille.

—…

Pour autant que tu m’entendes, pour autant que tu veuilles me répondre, arbre dont le mutisme te fait plus ressembler à l’âne qu’à n’importe quel autre être vivant, dis-moi si tu désires quelque chose en ce bas monde, ou te contentes-tu de rester là à attendre que la pluie daigne t’arroser, que le soleil te dessèche ou qu’un éclair t’arrache de la terre où tu reposes?




Moment 2


Il tourne la tête comme s’il hésitait et reprend, d’une voix tranquille, presque blanche, s’adressant, cette fois-ci, au tronc gris qui lui fait face :
Soit. Libre à toi de ne rien dire. Laissons donc tomber les questions personnelles. As-tu quelque connaissance en mathématique ou en science physique? Comment conçois-tu l’indétermination quantique et est-elle de quelque enseignement méthodologique pour la résolution de notre problème commun?
Nous sommes deux composés d’atomes — changeant alors la représentation que vous vous en fîtes.

—…

Connais-tu le fonctionnement de nos institutions? Je veux dire par là la façon dont sont organisées les sociétés humaines? Crois-tu qu’une profonde transformation sociale est encore possible?

—…

Que penses-tu de la démocratie?



Le vent se lève, l’arbre est secoué dans tous les sens. Le tronc paraît même osciller. J’attends que le vent se calme et je reprends, dans les mêmes termes.
Que penses-tu de la démocratie?



Je tente la propagande lyrique fin de millénaire.
Démagogie.
Que l’arbre qui ainsi défie le savoir des hommes depuis des siècles accumulés, que l’arbre que chaque jour nous côtoyons, mais dont nous ignorons tout, que l’arbre, dis-je, se penche vers nous, afin de nous révéler le mystère de la nature et, scellant l’alliance de nos peuples, qu’il instaure une ère infinie de respect mutuel et de confiance réciproque. Le coeur de la terre bat à l’unisson.



Un silence enfin rassurant.



Surgirent alors des images, comme à l’improviste, qui m’obligèrent, sans équivoque, à en dire plus. Par exemple, une cabine de bain ou de téléphérique, et de la musique brisée.
Et si je te parlais un peu de moi?



Tu pourras m’interrompre quand tu voudras. Ne te gêne pas, je ne suis pas aussi susceptible que… Je m’appelle AB. Mais je te l’ai déjà dit. En fait nous nous sommes souvent vus. Je n'habite pas loin d’ici. Je suis philosophe et poète. Oui, je sais, cela fait beaucoup. C’est très ambitieux. On me l’a reproché. Mais ainsi sont les hommes. Et d’ailleurs, il y a des représentants de notre espèce qui possèdent plusieurs télévisions ou voitures, maisons, sans que personne ne trouve que cela soit de trop… Enfin, je ne suis pas sûr de m’être fait bien comprendre. Tu dois avoir vu quelques maisons, au loin. La mienne, c’est la petite là-bas, à côté de la route… à côté du cerisier. Les voitures, ce sont ces boîtes (boîtes?) avec des roues qui font du bruit et qui sentent mauvais. Nous y voyageons, à l’intérieur. Quant aux télévisions, laisse tomber tu n’en auras certainement jamais vu. Ecoute, si tu es d’accord, demain j’en amènerai une. Je demanderai celle des EZ. Nous la regarderons ensemble. Tu me diras ce que tu en penses — si tu le souhaites.
Philosophie? Poésie? Peut-être certaines définitions que je donnai auront-elles le mérite de tracer un chemin vers une réponse plus définitive — alors à entendre comme “sciences du possible”.
Donc, je suis né aux confins de cette forêt, il y a de cela xy années. Je vécus mon enfance dans un bonheur que je me plais à imaginer total, et dont la teneur réelle est probablement bien plus contrastée. D’une grande sensibilité, tout m’éprouvait. Mais ce ne fut qu’après, quand on se formait comme des bêtes, à coups de sabots, qu’il me fut véritablement difficile de vivre.
Les arbres ont-ils une adolescence?



Quelques années suffirent pourtant à m’équilibrer dans un milieu où je retrouvais bon nombre des valeurs de mon enfance. C’est alors que vint le temps des voyages, le merveilleux moment où partir contenait toutes les promesses…
Oh, et puis je ne supporte plus de parler comme cela tout seul, dis quelque chose!
Pouvait-on, légitimement, comme je le fis, critiquer le comportement de cet arbre ou devais-je déjà ne compter que sur mon histoire comme unique histoire à faire figurer au rang de dialogue? Je croyais, et je crois encore, de quelque façon, que cet effort avait un sens au-delà de mon intention et que ce n’était pas s’abuser que de s’adresser à un arbre en en attendant une réponse.




Moment 3

Il paraît s’éloigner, les mains dans les poches. Il fait le tour du tronc gris, regardant tantôt ses pieds, tantôt la cime de l’arbre :
Mais peut-être ne parles-tu pas le français ou un français si rudimentaire que mes questions n’ont aucun sens pour toi? Peut-être même ne comprends-tu aucun langage humain, car les hommes répondent aux hommes, même s’ils parlent une autre langue? Encore qu’il serait logique que tu parlât le français, habitant immobile de ce pays où, de mémoire d’homme on ne parla pas d’autre langue. Je devrais donc trouver une façon différente de communiquer avec toi.



Me faut-il alors te parler comme le vent te heurte, ou dois-je m’adresser à toi sous la forme du sifflement des oiseaux que tu héberges dans tes branches? Vaudrait-il mieux que je frappe de petits coups contre ton tronc, cherchant le code adéquat à notre communication ou inventerai-je pour toi un langage primitif, fait de quelques articulations gutturales? Et même si je touchais ainsi ton entendement, ou ce qui en tient lieu, comment me répondrais-tu? Comment, même, savoir si à cet instant tu ne m’a pas déjà répondu? Ce serait alors moi le sourd de nous deux.
Le sourd de nous deux n’est pas le plus vieux — moi, dont on ne peut compter les années dans les plis du corps, “cernes”, qui tournent alors, délaissées, sur la page, formant ces petites machines qu’on appelle “textes”.



Soleil, ciel, vent, chemin, etc.



Ffffffffffffffffffffffffffffffff, etc.



Trririruit, viou, viou, etc.

—…

Toc, toc, tac, tuc, tic, etc.



Kommmmm, goaaaaa, etc.



Je creuse autour de l’arbre une fosse de quelque profondeur, non sans peine. Et m’adressant principalement aux racines, je réitère un certain nombre de questions déjà formulées, un peu au hasard. Je n’en consignai pas la liste, mais le résultat fut ce qu’il avait été jusqu’alors.
Je suis désormais persuadé que le principal obstacle à cette discussion n’est pas le moyen employé pour communiquer l’information. Je reprendrai donc, par commodité personnelle, le français comme langue-véhicule, en espérant que la multiplicité de mes tentatives précédentes l’auront convaincu de ma volonté de dialogue.
Et si je te coupais? Si je prenais cette scie afin de traverser de part en part ton corps silencieux?
Intimidation.



S’il te plaît, dis-moi quelque chose, puis j’arrêterai là cet entretien, si tu le désires, un mot, un seul…
Supplication.



Je te jure que si tu me parles, je viendrai t’arroser pendant les grandes sécheresses et te protéger les jours de tempête.
Promesse.



Qui es-tu? réponds!
Ordre.



Comment m’as-tu dis que tu t’appelais déjà?
Question piège. Étant donné la place qu’occupent les végétaux dans notre hiérarchie du vivant, il se peut que ce piège, au demeurant fort simple, soit en la circonstance efficace.



C’est peut-être ici que cesse notre action.


[…]