CETTE UTOPIE — REPRESENTATION (extrait de la version sans photographies)



1. Peut-être une introduction

Je suis,
le lecteur,
ne voit rien,
on me raconte,
un narrateur peut être aveugle,
C E T T E U T O P I E —
des histoires forment des objets,
événements, dont les rapports à la réalité,
l'écart et les sauts, comme d'un sommet à l'autre,
sous l'eau, dans l'air étourneau ou à travers le feu
sont autant d'interrogations sur nos façons de dire, voir,
R    E    P    R    E    S    E    N    T    A    T    I    O    N    S


De ne rien y voir, comme lorsqu'on lit un livre d'histoire, c'est alors tout une partie du savoir qui repose sur la croyance, la confiance en l'autre, la possibilité aussi de répéter ses expériences, suivant une méthode plus ou moins précise, et l'hypothèse, chaque jour confirmée, d'un monde commun.
Alors que dans le rapport aveugle du lecteur au narrateur de fiction se rejoue l'absence de l'objet, c'est parce que tu ne peux pas me mentir (ni me dire la vérité) que je vais faire-semblant de croire que ce dont tu me parles a une existence, que les choses se sont réellement passées ainsi.
Ce n'est donc pas la correspondance au monde réel qui est en jeu dans ce dernier cas de figure, mais la cohérence des éléments d'un récit, d'un poème, ses caractéristiques formelles et stylistiques (texte).


Je n'y vois rien, je sors dans la rue aveuglante et tu me cries "E = mc2", comme je t'aime bien, je te crois, et puis je n'ai pas le temps d'aller voir, c'est déjà la nuit. Des faubourgs, les loups descendent au centre de la ville, on se cache de peur de ce qu'inventera l'ombre livrée à notre esprit (image).


C'est peut-être pour cela qu'on lit les mains en avant.


L'invention d'un narrateur ignorant, menteur, stupide ou aveugle tient du tour de force en ce qu'elle multiplie les zones d'ombre et de défiance : le narrateur qui garantissait habituellement la plausibilité d'un monde impossible est lui-même défaillant.


Qui va là?
Le bruit et la fureur.


Je suis aveugle, donc je suis (d'une sensibilité accrue).


Mon oeil s'ouvre sur le monde. Mon regard s'envole par une fenêtre restée ouverte. (C'est du moins comme cela que je m'imagine voir.)


Je suis aveugle, ma parole, je vais dans cette ville, les yeux fermés, comme Homère, ma parole contre la vôtre, je ne sais rien que j'ai vu, fermé au monde des hommes et fermé au monde des choses, je ne vis jamais rien, comme Homère, ce qu'est une couleur, ni le rouge ni le brun, je bute contre les trottoirs, les enfants me jettent du pain, j'arrive au café, précédé par une canne blanche, brandie devant moi, qui tâtonne comme un stylo, à l'encre invisible, je m'assois, je parle avec les gens, comme Homère, peut-être des amis, ils me racontent des choses, ce qu'ils voient aussi ou ce qu'ils ont entendu ou inventent, je les crois, et c'est l'un d'eux, le muet, qui me raconte l'histoire qui va suivre — suit une histoire qui suit et se termine — le café est amer, et la salle assourdissante, le port n'est pas loin, et l'huile et le sel et toutes les pourritures d'une ville en capitalisme avancé, je me penche et rentre toujours chez moi, seul, un peu plus tard que d'habitude, comme Homère et la nuit, je rêve des couleurs de l'arc-en-ciel, sortie d'un chien blanc, errant, pouilleux, il a ma tête et le matin, au réveil, je n'ouvre pas les yeux.


Peut-être victime d'une amaurose (a la force d'un grand amour).


Aveugle —
va dans la main du narrateur
prendre ce qu'il te faut
pour animer les attitudes, enfoncer les barrages
de bois du coeur,
va dans l'oeil du photographe
pour courir les vertiges
et apprendre à additionner
les mots et le monde,
associe ta peine à la mienne
et prenons le risque de n'y plus comprendre
de ne plus rien voir
ensemble un instant,
puissions-nous alors
confronter nos rythmes
sur ces géométries
et à n'en pas douter en revenir transformés.


Noir, c'est tout ce qui lâche, une idée de la phrase en grand couloir, estomac de glace, la houille devant les yeux, je suis en mineur, comme la fin de quelque chose, d'une période de ma vie ou d'autres livres, ça recommence à chaque fois, les mêmes doutes, il fouille encore dans ses poches de suie, récupère en tout et pour tout de la ficelle et 26 lettres, qu'il frotte, les unes contre les autres, comme on fait du feu, ou qu'il enfile, et que naissent les histoires, comme des perles, qui débutent par, c'est le roman-photo, il a donc besoin d'un jeune homme, d'une jeune fille et d'un obstacle à cet amour inévitable (parents, rival, maladie, accident, etc.), toutes choses où n'importe quelles lettres font l'affaire, c'est que ça rapporte, elle est très belle, avec les mots, blonde parfaite, portant les seins hauts,


A Noir, B c'est tout ce qui lâche, C une idée de la phrase en grand couloir, D estomac de glace, E la houille devant les yeux, F je suis en mineur, G comme la fin de quelque chose, H d'une période de ma vie ou d'autres livres, I ça recommence à chaque fois, J les mêmes doutes, K il fouille encore dans ses poches de suie, L récupère en tout et pour tout de la ficelle et 26 lettres, M qu'il frotte, N les unes contre les autres, O comme on fait du feu, P ou qu'il enfile comme des perles, Q et que naissent les histoires, R qui débutent par, S c'est le roman-photo, T il a donc besoin d'un jeune homme, U d'une jeune fille et d'un obstacle à cet amour inévitable (parents, rival, maladie, accident, etc.), V toutes choses où n'importe quelles lettres font l'affaire, W c'est que ça rapporte, X elle est très belle, Y avec les mots blonde parfaite, Z portant les seins hauts,


Aveuglement, le noir, allumez les phares (Aufklärung)!

Espacement, fragment, mettez les formes!


Voilà au moins quelque chose qu'Œdipe aura décidé…


Cette nuit, j'ai inventé un artiste qui utilisait des cartes routières et dessinait en formes approximatives d'oméga de courts tronçons de blanc…


Comment passer de l'aveuglement au premier grain de lumière?


Quelle sera la posture initiale (gymnastique)?

Nom de l'auteur

Couvrir le feu?
Attendre l'aube?
Chanter le vent?

La reconnaissance des mots noirs, la cuisson du pain noir, la voûte du ciel noir, les cartes du jeu de Pierre Noir, le maquereau dans le ventre du requin noir, la chanson de l'homme au chapeau et au cigare noirs, le tatouage d'un oiseau bleu sur le bras du marin de la femme noire, le caillou dans l'herbe noire, l'idée de l'ombre sous couvert de cheveux noirs, le noir-nuit à l'orée du bois s'écoule sur le pré, un dépit noir qui tient aussi un peu de la rage, mon travail au noir, une lettre noire dans un bidon rouillé, le bitume frais ou après la pluie, noir, cet œil noir.


Route poétique (voie express) : c'est qu'il m'a donné son nom, et d'un téléphone portable, je lui parle, il existe, et dit c'est vrai j'ai vu Hiroshima, j'ai vu l'Algérie, l'ex-Yougoslavie et Ramallah, il dit j'ai gardé les yeux ouverts, aveuglés, quand les journalistes se détournaient, il dit j'ai suivi le sang, remonté jusqu'aux Hommes qu'il quittait, il dit j'ai inventé ce récit, j'ai tout rêvé, le narrateur, un personnage premier, la nuit — mais pour les autres, on lit le dictionnaire, quand leur nom s'y trouve, mais on ne peut remonter le temps, seule une "chaîne causale", par les témoignages, oraux, écrits, les documents, "sources", sur laquelle on tire comme l'eau d'un puits et parfois ne vient rien ou presque, asséché ou les maillons sont corrompus par des intérêts plus immédiats, curieux alors que d'Homère on ait pu dire qu'il était aveugle, père des écrivains, conteurs, poètes, d'un nom signifiant "aveugle"? lui à l'origine, dont on a perdu la trace, la vision, ce n'est pas qu'on vérifie, on décline, on conjugue, on varie, à sens multiples, notre point aveugle, depuis bientôt 3000 ans.

Route poétique (chemin confiné) : c'est pourtant ce ciel, dans lequel nous tournons, chacun toupie, centrée sur soi, a son rythme, mais c'est quand les toupies se touchent qu'il y a matière, bois avec fer, homme et herbe, comme une lumière naît, racine, très vite, partout, source à la fontaine alors dit l'agneau pour faire facile, le chemin tourne et descend, encore en noir et blanc, nous sommes ivres de feuilles rouges, et quelque chose se met à courir en nous, alors nous suivons.


Que n'importe quel écrivain et chaque lecteur nous disent que le texte, certains du moins, nous éclairent, ne peut que renforcer ma perception du texte d'emblée comme d'un bloc obscur, massif, qui devant mes yeux fait le noir et sur lequel je prends appui pour décliner mes formes. Mais cela sans dire, d'habitude, qu'au-delà d'une figure, celle d'un style, d'un personnage, éblouissante, il est des vecteurs de lumière encore inconnus (lasers?), où l'explicitation des postures organise aussi cette embellie.


Je ne vois pas ce qui m'est dit — mais montrer comment je le vois et, surtout, comment je pourrais le voir. Cela peut jeter une lumière vive et durable, ni onde ni particule, comme un solide, d'où "grammaire", sur l'ensemble de notre pratique de lecture.
Mais nous ne nous en tiendrons pas là, ce ne serait que faire doctrinaire (dire les choses et ne pas les montrer).


Alors partir à l'aveugle, c'est se trouver comme à l'origine de l'univers, en deçà de 10-43 seconde, incapable de ne rien discerner, toute information fondue, univers simple, sans histoire.
Avant la fiction, il n'y a rien, parole de narrateur, comme il n'y aurait aucun sens à parler d'un avant la naissance du temps.


Voir loin, c'est voir tôt, les lumières de nos prédécesseurs.
Penser loin, c'est projeter des régularités, se faire une place dans le passé des autres (un nom).


Noir est le terme consacré pour désigner tout ce qui est imprimé.


Et c'est quand tout est noir, au plus sombre de soi, lorsque l'on tâtonne entre des certitudes passées et l'affirmation obscène de tous ces livres imprimés, quand on se pose la question, la plus crue, des raisons de son existence, qu'il m'arrive de trouver des éléments de réponses, comme la lumière vient et touche le fond d'un puits insondable, alors j'ai la force de quitter ce trou, comme Renart y fit descendre Isengrin, laissant le narrateur, que je croise à mi-chemin, dans l'obscurité qui fut la mienne.
N'oublions pas, en ces jours meilleurs, d'où le narrateur hurle à notre endroit — trempé, souillé — comme il ment, et si, pris de pitié, nous le sortons, en toute nécessité, soyez assurés, armés de bâtons et de chiens, qu'il n'ira pas loin.


Texte, trou noir animal!


Tirés d'un trait, d'une aube en carton, non sans nostalgie, devant l'oeil noir de la nuit, campant quelque figure héroïque de l'oubli, nous appréhendons la tâche que nous sommes seuls à pouvoir accomplir, et un bref regard vers le temps, "la ténèbre à la surface de l'abîme", nous met en condition de rêver, comme à l'origine du grand livre.

Assurés sans doute, comme on peut compter sur la plaque d'obscurité, portant le deuil épais des souvenirs, nous pensons au premier pas que nous ferons, comme un chorégraphe pense, à l'invention d'une forme dans l'espace, toujours nouveau-né, et nous pressons sur le bouton "jeu-absolu-pas-de-retour-en-arrière-possible".


Il y a donc des limbes de l'écriture. Cet espace entre deux pages, entre mon aveuglement, ce bloc noir posé en prémisses de mon acte, et la découverte, l'invention des formules qui instaureront (institueront) ce livre.


Il n'y a pas d'enfer, ni de paradis de l'écriture.


J'étais bien dans cette caverne, il y faisait frais, au regard de l'aridité des plaines grecques, au regard des guerres inutiles qui se menaient pour notre gloire et le malheur de nos ennemis.
Un jour, alors que nous avions inventé quelque chose qui ressemblait à ce qui s'appellerait "cinéma parlant", un philosophe d'Athènes vint nous rendre visite. Comment put-il croire que nous étions dupes des ombres et des sons que nous entendions? Je me le demande encore. Peut-être parce qu'il se refusa à parler avec aucun d'entre nous.
Toujours est-il qu'il se comporta avec brutalité envers nous. Il chercha même à arracher un de mes camarades du dispositif ingénieux qui nous reliait au spectacle en cours. Il provoqua un esclandre, abîma la rétine du malheureux obligé à contempler le soleil sans lunettes spéciales. Notre camarade porta plainte (appelons-le X). Elle eut la suite que vous connaissez.

Extrait de la déposition de X
On me détache, on me force à me dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements je souffre, et l'éblouissement m'empêche de distinguer ces objets dont tout à l'heure je voyais les ombres […]. On m'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est […]. Et on me force à regarder la lumière elle-même, mes yeux n'en seront-ils pas blessés?


L'utopie, ce n'est pas de cette brutalité-alibi qu'elle naîtra.


"Tout ça, c'est du cinéma" aurait déclaré le juge.


"C'est une photographie, c'est une preuve" dit le philosophe.

La photographie est artistiquement inerte, c'est le prix à payer à sa fidélité au réel.

"Vous pouvez voir que…" (G. Bush junior?).

Est-ce une preuve?


Faux étai
tôt tard,
"était" du passé,
photo, éteint,
la graphie
(dépassé)


En l'état, que tu me dises, me voilà, je viens omniscient, triste dieu de papier parmi les dieux de papier, j'ai lu tous les livres et les revues de chair, ou que tu bafouilles, le cerveau voilé et les yeux crevés, crachotes, au-devant de toi, des morceaux de mots modernes, ça ne me concerne qu'à moitié, je veux autrement, je veux donner à réfléchir ce que je donne à croire (voir), et le contraire.


Devant le texte, une fiction cette fois, ce qui se construit à l'intersection de mes yeux et de mon organe du sens, c'est un assemblage hétéroclite d'éléments incomplets, un tissu coloré, une expression linguistique, du visage, une rue, décrite avec un peu plus d'attention que d'habitude, mais toujours aussi pauvre comparée à l'infinie densité d'une véritable rue, c'est un mélange de souvenirs réels, d'imaginaire et de pensées, dont notre cerveau, je m'en étonne à chaque fois, réussit à faire la synthèse ou plutôt à créer des passages entre ce qui est ontologiquement hermétique — ce qu'on invente et ce qui existe.
Ainsi mes photos, mes photos et mes textes, de façon chaque fois nouvelle, iraient explorer ces passages. Textes et photos, il n'est pas question ici d'illustration, pourraient aussi s'appeler "labyrinthes", dont ils seraient alors des fragments de plans, de coupes, de murs et de découvertes. C'est cet aller-retour, que l'on doit manifestement qualifier de psychologique, en tant que processus de l'esprit, ou plutôt sa schématisation, qui m'intéresse.


Qu'est-ce qui donne au mot son sens, sa force, de conviction? Pourquoi les mots nous entraînent-ils à croire et à faire?
Parfois, la nuit après l'alcool, on questionne cette habitude, c'est alors comme si les dents des roues du langage n'appuyaient plus sur la réalité, on est dehors, extérieur à tout, jouissant d'une fausse liberté — nécessaire cependant.
Puis cela passe, avec l'ivresse, les vapeurs, et on en revient à faire grincer les mots et les choses, au petit matin, debout dans le vent et la pluie, à forcer la matière, à se contenter de, ajustant les flèches de la langue pour des buts toujours plus éloignés et incertains.


Emma donne la mesure de la fascination littéraire et de son influence sur la vie (prétendument) réelle. Mme Bovary est un livre qui thématise la perversité de la littérature, mais aussi son pouvoir. Emma, un projet inachevé…

Don Quichotte, sous littérature, porte quant à lui la fiction et ses vertus dans le (prétendu) monde.

Ces deux livres, chacun à leur façon, ont balisé, pour longtemps, des postures textuelles, des propositions de lecture et de vie.

Flaubert, pour le dire vite, ne voulant jamais être la dupe de quiconque, ni de quoi que ce soit, propose une position paradoxale où la littérature scie la branche sur laquelle elle se trouve tout en l'étayant.

Cervantès, plus positif, prolonge la vie par la littérature et poursuit la littérature dans la vie, établissant avec intelligence et non sans humour des liens indissolubles entre eux. Son livre nous offre ainsi un modèle concret de l'utopie.


Ce livre, excusez du peu illustres ancêtres, se veut la représentation, bien plus tard, à l'âge atomique et post-postmoderne, sous d'autres formes encore, fractionnées, comme les éclats d'un miroir immense, des multiples relations entre des textes (fictionnels ou non), des images, leurs lecteurs et ce dont ils parlent (ou prétendent parler).


Ce livre n'est pas une histoire(s) de la littérature (JLG).


Deux personnages génériques : Fictor Rêv et Doctor Réf.


Aussi vaste que possible, mais chaque fois limpide, car il y aura une façon de rendre la réflexion lumineuse, d'incarner une structure complexe par un geste, un mouvement, une forme et quelques mots. Ce sera mon travail que d'y tendre.


L'image, dans ce texte, c'est-à-dire les photographies, doivent être les yeux qui manquent au lecteur pour observer ce monde incomplet, non pas pour le compléter, mais pour décliner les formes de cet impossible étai (confirmation, mise en doute, éclaircissement, aveuglement, impossibilité, etc.). Une sorte de "textoscope" — sur le modèle du microscope ou du télescope — mais qui loin d'apporter des réponses à nos questions, les répercuterait, sur différents modes.


Cette utopie — représentions est un travail ouvertement intellectuel et positif, à une époque où l'immersion sensorielle signe la fuite en avant et les confusions entretenues, dans une société où la vérité, ou simplement sa recherche, est retenue comme suspecte et manifeste de tous les dogmatismes.


Je suis le narrateur intrépide, je suis le narrateur courageux, donnez-moi la main, faites-moi confiance, je vous mènerai là où je me perds, là où je suis déchiré, là où les aventures commencent et se finissent toujours bien, là où l'on boit à plus que satiété, oubliant jusqu'à ses origines, son nom, roulant dans la boue et la poussière de l'humiliation et où l'on se sauve, aussi facilement, le lendemain, rasé de près, un objectif impossible vissé dans la tête, des mains de fer, là où les femmes sont belles, sulfureuses, faciles du moins, et la plupart du temps blondes, suivez-moi là où l'argent pousse sur les arbres, descend des ravines, là où l'or coule dans les torrents, éblouissant, qu'on peine à le porter, tant il y en a, masse atomique 196.96, là où le monde tient aisément dans votre main, où vous pouvez en jouer, comme bon vous semble, une armée d'hommes et de femmes à votre disposition, le temps de le reprendre au méchant, qui menaçait de tout faire sauter, venez, je vous conduis maintenant sur la plage bien méritée, dans la cabane de montagne où vous vous retirerez, pour souffler, faire un bilan, et qui sait, écrire un livre, et qui sait écrire un livre…


A force d'anticiper notre temps, on finit par le faire advenir.


Pendant que         les archéologues

                                             les forces internationales déterrent

exhument         les richesses du passé

                                             les cadavres des charniers
(photo)                                                                                          (photo?)
ouest                                                                                   est
sud                                                                                                   sud


Et nous creusons, nous de la communauté internationale, nous faisons notre foi, et il nous apparaît, par enchantement, comme un morceau de terre cuite, sous la masse de terre crue, roux, nous le dégageons, lentement, il est probable que ce soit l'anse d'un vase, deux cents ans avant Jésus-Christ, nous dégageons la fosse et voilà que c'est une main calcinée, inopinée, comme dans un mauvais rêve, nous lâchons nos outils, cadavres sous nos pieds, torturés, violés, il y a quelques mois seulement, nous creusons encore, persuadés qu'il le faut, comme on va vers soi ou vers l'ignoble, la terre est noire, elle colle aux lambeaux de chair, nous creusons, la pelle heurte les os, d'un bruit singulier, le bruit du métal-qui-heurte-l'os, nous de la communauté internationale, OTAN, KFOR, ONU, CICR, autant de sigles qui nous protègent et qui nous distinguent, le manche fait mal dans les mains, les yeux brûlent sous la poudre, un pied, nu, tordu, plus de cinquante-cinq ans sans guerre mondiale, on nous a vendu bien des choses, sottises, à ce prix-là, l'odeur monte alors de la terre, et nous tournons de la tête, qui vomit, qui s'enfuit, qui se fixe sur les corps, enchevêtrés, Albanais du Kosovo, ou paysans serbes, ou Indiens du Mexique, du Guatemala et Palestiniens, morceaux d'un vase unique projeté, reconstitué par l'ordinateur, qu'on n'imaginait pas, à l'époque, où, une femme, d'un féminisme qu'on n'imaginait pas, à l'époque, de retour d'une promenade, heurta le vase, du pied, et le cassa, son anse détachée, comme aucune musique, décoré, peint, sommairement exécuté, deux cents cadavres, ex-vivants, ex-pensants, ex-riants, alors, arrivé à ce point, il y a ceux qui diront que c'est bien fait pour eux, ces métèques à blasons, répandons le sang impur, cassons du nègre à foison, il y en a d'autres qui penseront que sous la terre, comme sur la terre, c'est le partage des forces, et que c'est normal, naturel, puis, ceux qui trouveront que les richesses, l'anse du vase, les pièces de bronze, les portiques et les cuisines antiques, une fresque, une couleur, un texte, manuscrit, la parole, la vie des gens, devant le fourneau, fumant des cigarettes à la fin du jour, écoutant des histoires, les grandes disputes, de leurs aînés, de mille siècles, ont-ils alors l'impression, les cris des poules et des enfants, particulièrement sensibles quand le bruit des champs, du travail s'est tu, que ces richesses, donc, sont indivisibles, et nous, de la communauté internationale, de reboucher le trou, tous les trous, l'anse et la main, car il n'est pas question de montrer ça, qui n'a même pas existé, que nous avons inventé, collectivement, pour nous effrayer, comme on s'effrayait, enfants, pour un rien, à partir d'un dessin sur du tissu ou d'une ombre dans un coin de sa chambre.


Chasser Platon de la cité.


Pour autant que l'on sache que sur la route de la couleur, ou plutôt du ton, les nombres sont mélangés, et qu'on ne se ment pas lorsqu'on se parle, même derrière la nuit.


C'est cette tautologie qui rend l'écrivain incapable de se juger, il n'a pas de fait à s'opposer (le syndrome de la course à pied), c'est aussi ainsi que se justifie le collaborateur à n'importe quelle oppression — la soumission ou la sincérité, tant de fois plaidée, tribunal, lectures publiques, au visage de chaque politicien parjure.


Et quand la toupie dévie sur son axe, tombe de la table sur laquelle on l'avait laissée, qu'on approche l'autre, un chat ou une bille, plus tellement sûr de soi, vacillant, alors on se trompe, on ment ou on s'invente.


Et j'en suis là, devant vous, à chercher au mieux. (Mon existence me justifie déjà devant la peur.) Inauthentique comme à travers vitres et miroirs.


Chut, ça commence…


[…]