LES   AVENTURES   DE   M.   GONSETH


4. M. GONSETH AUX BAINS (1999, extrait)

Si les gens y voient pas quèque chose ça veut pas dire
qu'ça éziste pas, ou si ils le voient pas comme c'est ça
veut pas dire qu'c'est autrement. Si y voient pas une
voiture qui leur fonce dessus ça veut pas dire qu'y vont
pas s'faire renverser. Ça veut seul'ment dire qu'y sont
mirauds.

(Jim Thompson)

 0.

Moi, M. Gonseth, sain de corps et d'esprit, néanmoins dégoûté par les aventures précédentes[1], je témoigne de mon époque et de sa violence de la façon qui suit — peut-être plus personnelle et moins volubile qu'auparavant.
J'habite un HBM derrière la Gare. Au chômage depuis plus d'un an, un stage en informatique m'a permis de prolonger mes indemnités. Je partage mon temps entre le regret et l'insouciance. J'ai pratiquement cessé d'écrire et j'ai rompu avec mes amis d'alors — Mme K et M. Laplace[2]. On ne renverse pas impunément les héros de notre temps. Je mène une vie solitaire et paisible, légèrement amère.
Il m'arrive d'aller aux Bains. C'est là que tout a commencé…


1.

Il était cinq heures sur le lac, la meilleure heure en cette saison, pas seulement pour les poissons qui meurent, mais aussi pour la lumière qui se lève, et qui dresse là le décor des jours sans fin, je relève mes filets, ils lancent des éclairs, et c'est dans la maille tressée, au détour de l'eau sombre, que je trouve la bouteille, en travers des perches, statique topette parmi la pescaille qui s'agite, vu le manque d'air que c'est normal, je la sors, même que je pense à boire un coup, tout de suite, que c'est peut-être un amateur qui l'a perdue là dans l'eau, à moitié pleine ou à moitié vide, c'est selon la philosophie, parce que de perches il y en a de moins en moins, pas seulement de celles qu'on nous tend, avec la pollution, et le tissu social qui fout le camp, c'est que c'est joli une perche, ils les font alors venir de Pologne ou d'Estonie, des bandes sur le dos, couleur vert bouteille et des pointes d'orange, vorace aussi, mais faut bien survivre, c'est comme moi, le jour où j'ai mis du sucre dans le moteur de P…, juste pour pouvoir m'en tirer, c'était il y a longtemps, c'est qu'on est loin de la montagne nous, des subventions faciles, des troupeaux fantômes qui hantent l'administration, puis la bouteille je l'ouvre, comme j'ai toujours un tire-bouchon avec moi, qu'on ne sait jamais, et ça m'intrigue tout de suite qu'y avait des papiers à la place du vin, une dizaine de feuillets, alors vu que je sais encore lire, même en italique, et pas seulement le journal, vu que c'est ici un autre monde, vu qu'on a le regard privilégié sur en bas et les multiples ciels, j'ai pensé aux histoires de pirates de mon enfance, aux princesses barbares qu'on enlève à tours de bras et à quelque trésor oublié, parce que mon enfance c'était de l'or, mais qu'il n'y a pas à y revenir, c'est terminé clos barré, que t'as que les souvenirs pour y accéder, et les souvenirs c'est comme un poids en fonte qui te traîne au fond du lac, là où c'est le plus noir, là où il y a la vase et les poissons mauvais, et des princesses je n'en ai pas connues beaucoup, qu'une d'ailleurs, et que j'appelais poupée, avant que ça ne se barre vite fait pour des raisons que j'ai pas pigé et peut-être le fric, et que par chance, pour revenir à la dive bouteille vide, c'est écrit en français ces papiers, parce qu'il n'y a rien que je comprenne mieux que le français, et que l'eau elle n'avait pas tracé ces petits filets comme elle fait d'habitude avec l'encre, par chance donc.


2.

Sur la ligne des Bains fraîchement rénovés par le Collectif, personne, encore que…, ce point au fond de l'histoire, c'est Philibert B. qui passe le jet sur le béton frais et le bois brut supposant que ça va être l'enfer tout à l'heure, eu égard au soleil et à la foule, c'est comme ça depuis 32, y a rien à redire, imaginant, à la vitesse où l'eau est propulsée, que les Bains se couchent sur le lac comme pour en étreindre l'aplat ou pensant peut-être aussi, les gouttelettes sautent partout, formant un hasardeux arc-en-ciel, que si on les regardait d'en haut, il avait vu une vieille photographie noir et blanc, ils ressembleraient à un grand D, comme Diane et Dérive.
La jetée brillante sous l'eau claire lançait un appel vers le large, un appel que personne ne reprit. Il y avait bien là le dessinateur Mexe qui travaillait assis à la Buvette sur la faune du lac : carpe, tanche, chevesne, perche, truite et aussi cygne, canards, foulque, etc. Mais sa présence quotidienne et incessante n'étonnait pas. Quant au grand large, il naissait en lui et, parfois, se prolongeait dans ses dessins.
Un quart d'heure plus tard, Philibert B. ramassait les mégots sur les galets, deux hommes vinrent à lui. Laids, ils se présentèrent comme les inspecteurs Archinard et Roche, c'est comme cela qu'ils s'appelaient les flics. Il lui posèrent quelques questions. D'après ce qu'il comprit, huit touristes japonais avaient disparu la veille. La dernière fois qu'ils avaient été vus, c'était à leur hôtel, et ils avaient affirmé vouloir se rendre aux Bains. Comme Philibert B. ne travaillait pas le soir précédent, qu'il était allé au cinéma, que la copine qu'il avait peloté pourrait témoigner et qu'il paraissait tenir un petit rôle dans cette histoire, la police n'insista pas. Elle chercha quelqu'un de plus responsable, un chef à qui parler. Autant le dire tout de suite, la police ne trouva rien ce jour-là — ni les suivants.
Philibert B. finit son travail et rejoignit Mexe pour prendre un café avec lui. Ils parlèrent de la police et des Japonais. "Huit de plus ou de moins, qui le remarquerait?" C'était pas très drôle, mais Mexe paraissait gêné. Philibert n'insista pas et se lança dans un résumé de ce qu'il avait vu du film le soir précédent qui outre le fait qu'il était incomplet, parce que la vache elle était bien roulée la salope, qu'il ne disait finalement rien du film, comme tout résumé, et qu'il était américain, ennuya profondément Mexe. Il le fit savoir en reprenant son crayon et en griffonnant des traits que Philibert B. aurait été bien inspiré d'examiner de plus près.


3.

C'était le dimanche premier août, à 18 heures trente-deux, je n'ai pas perdu mon goût immodéré de la précision pour autant, l'immonde commémoration de la Nation battait son plein — il n'y a plus d'alternative ces soirs-là, c'est pour cette raison que je m'étais retiré, si j'en avais eu la place, au bord du lac, près de la passerelle, à regarder la parodie des vagues qui allait et venait. Je n'avais pas voulu rester seul à la maison. Et comme souvent, j'étais mieux à l'écart parmi la foule. Soudain mon attention, toute tournée vers l'intérieur et l'évocation morbide du passé, fut attirée par un bouillonnement à une trentaine de mètres sur ma droite. Trois monticules rougeâtres se détachèrent furtivement de l'eau et semblèrent glisser ou se dérouler comme autant de serpents. Cela se passa si vite que je demeurai incertain quant à ce que j'avais vu. A ce moment-là de la soirée, je rattachai cette vision à ma prostration névrotique ou à un groupe de plongeurs préparant un épisode de ces ignobles festivités patriotiques.
Le second événement eut lieu un peu plus tard, aux environs de 22 heures. Je vis arriver un groupe de Japonais, cela m'étonna qu'ils osassent affronter une foule aussi compacte, aux accents mêlés de jazz, de rock et d'alcool. Ils disparurent cependant vers les bars et je ne les revis plus.
Enfin, le même soir, ou plutôt le matin déjà, comme j'étais toujours assis seul sur les menus galets, à moitié ivre, il faut le dire, repensant aux mains de Mme K, désormais inabordable, j'entendis une série de sons sourds, comme des plaintes qui venaient de l'air au-dessus de l'eau. Quelque part, on devait consommer mon échec.
Ce n'est que le surlendemain, le mardi 3 août, que je lus cinq lignes dans un journal local concernant la disparition probable au bord du lac de huit touristes japonais. Je pensai immédiatement à ceux que j'avais vu. Il se pouvait qu'ils soient huit. Combien d'objets peut-on chiffrer sans compter? Cela dépend sans doute de la disposition des éléments et de l'entraînement. Je me repassai le groupe dans la tête. Manifestement, ils étaient huit, trois femmes et cinq hommes. Le journal ne disait rien à ce sujet. Je me souvins également de leur attitude. De leur imperturbable certitude — peu à voir avec l'orientalisme de pacotille en vogue aujourd'hui. Ils n'avaient rien de touristes. Je téléphonai au journal. La personne qui avait fait l'article ne connaissait pas la composition du groupe. Elle se renseigna et me rappela : cinq hommes et trois femmes…


4.

Au zénith, il ne faisait pas bon se mettre au soleil, c'est du moins ce que pensait Jules D., la lumière blanche aveuglait son monde, deux fois en comptant la réverbération, sans que celui-ci ne renonçât pour autant, au contraire, pire encore depuis l'affaire des Japonais, on n'avait toujours pas retrouvé les corps, chacun venant alors fourrer son nez dans son mètre carré de flotte, sans compter les puces de canards, espérant y découvrir un cadavre, on en verrait même ouvrir une à une chacune des deux cent quarante portes des deux cents quarante cabines, plus d'une semaine après le drame — il était donc content de ne pas avoir à s'occuper des nageurs.
Jules H. le remplaçait, parce qu'il était nouveau et parce qu'il y avait réunion, réunion de crise même si l'on en croyait la tête des membres les plus actifs de l'Association des Usagers des Bains.
La crise, elle était née avec la rénovation des Bains, la Ville n'ayant pas réussi à les faire démolir-reconstruire. Alors maintenant, avec la disparition de huit Japonais, qui plus est le soir de la fête nationale, c'était le retour de kick, la responsabilité des Usagers était engagée, c'est ce que prétendait une lettre du Conseil Administratif, qui menaçait de retirer la gestion à l'Association si elle ne faisait rien pour retrouver les huit gus. Ça sentait l'arnaque.
La discussion, elle démarra franco, c'est du moins ce que se dit Jules D., et elle dura sa tranche d'éternité. A la fin, il y avait scission, cinquante-cinquante, ou tout comme. Un groupe, "les faibles", prétendait faire appel à un détective privé pour enquêter, étant donné la demande de la Ville et vu que la police elle ne communiquait pas grand chose. Un autre groupe, "les durs", se proposait de contre-attaquer et d'inculper la Ville, incapable qu'elle avait été d'assurer la protection des touristes.
On en serait resté là et bien plus mal si un type, plutôt vieux et mal bronzé, caché par un chapeau ridicule, ne s'était pas proposé pour recoller les pots, de façon scientifique d'ailleurs. Il s'appelait Gonseth, personne ne le connaissait, il prétendait pourtant venir régulièrement aux Bains, mais y en a beaucoup qui peuvent prétendre, et avoir sa petite idée sur l'affaire. Non, il n'était pas flic, ni privé, retraité de la pensée qu'il dit, même que tout le monde se marra un coup et que ça détendit l'atmosphère, plutôt crispée jusque-là. Comme il ne demandait rien d'argent, qu'on n'osait plus affronter l'autre moitié et qu'il était au-delà de tard, un consensus mou se dessina pour le laisser explorer. Rendez-vous le lendemain, même heure.
Jules H. avait pris un sacré coup de soleil.


5.

Faire le fouineur, le fouille-merde, au temps du moins d'Etat où les milices privées néo-fascistes prolifèrent, vous me direz quelle promotion pour quelqu'un qui fut homme de lettres il n'y a de cela pas si longtemps et qui "donnait tous les deux ans un livre honnête à un éditeur honnête et qui s'arrangeait pour lui procurer un lectorat qui ne l'était pas moins" (cf. Comment M. Gonseth se refuse au génie). Dites-vous simplement, en vous mentant comme on se ment parfois, que je reste un chercheur, que je suis en quête dans un monde réel de béton et de sang, d'une vérité plus tangible que son homologue de papier, et comme on dit, un peu vulgairement, que j'y trouve mon compte.
Quant à la bouteille, ce fut justement le seul moyen que je trouvai pour communiquer mes découvertes sans collaborer à un état du monde qui me satisfait de moins en moins. Le lac n'est certes pas la mer, mais le hasard aidant, il se pouvait que cette bouteille ne parvienne jamais à la police ou, du moins, suffisamment tard pour que les enjeux internationaux que ne manqueraient pas de soulever mes révélations, si elles avaient été faites immédiatement, soient dépassés.
Sa mise à l'eau s'effectua dans la plus pure tradition du kitsch, depuis les Bains, un soir, très tard, comme un hommage à ces huit Japonais (pourquoi huit?) qui disparurent d'entre nos murs (quels murs?). Entre le noir et le noir, je pris dans la main droite l'épineuse bouteille, vérifiai l'occlusion et la lançai le plus loin possible devant moi, une gerbe opaque et un bruit aigu m'assurèrent que mon envoi était parti. La vérité était en …nage, comme on ne dit pas. Suivant mes prévisions, les courants l'entraînèrent vers le large. Il était très exactement une heure.
(Pourquoi avoir décidé d'attribuer "une heure" à une heure du matin et ne pas avoir nommé "une heure" le moment où commence la journée des Hommes, à six heures par exemple? Peut-être avait-il été inimaginable qu'au milieu de la nuit, dans les villages, on sonne une dizaine de coups de cloche. L'heure est donc douce et apaisante au petit matin. Avec le temps, le remords croît — on ne se lève pas impunément à dix heures.)
La journaliste avait donc confirmé mes hypothèses. Jeudi 5 août, je rencontrai les responsables des Bains à qui j'offris gratuitement mes services. Ils acceptèrent, mieux, ils mirent à ma disposition l'ensemble des archives en leur possession : plans, tracts, photographies, affiches, courrier, etc. Parallèlement, j'enquêtai sur les Japonais. Mais je butai rapidement sur ce qui me sembla être de la mauvaise foi, tant de la part des autorités municipales que consulaires. Une chose était sûre : ce n'était pas des visiteurs comme les autres.
Je pris l'habitude de venir consulter les archives aux Bains. J'aimais le plan d'eau serein et leurs petits-déjeuners. Je ramassais parfois des galets dont les veines claires esquissaient des histoires secrètes. Ce faisant, je rencontrai souvent un certain Mexe, un dessinateur qui avait fait plusieurs travaux pour les Bains, notamment la fameuse affiche de la pieuvre et de nombreuses étiquettes pour des bouteilles de vin. Bien que beaucoup plus jeune que moi, et passablement tourmenté, il était fort courtois. Je lui confiai ce que je savais, il ne me dit pas grand chose, jusqu'au jour où il me fixa un rendez-vous, sur la terre ferme, à près de sept cents vingt-six mètres au-dessus du lac, à la station d'arrivée du téléphérique.


6.

C'est l'édition du 10 août d'un journal de la place que nous désirons citer pour faire avancer notre histoire et, il faut le dire, conférer un minimum d'impartialité à un récit par trop subjectif.
Aux Bains, c'est le soir. Une famille de colvert invite à l'exclamation. Un avion dessine quelque chose de peu clair dans le lointain. C'est peut-être le meilleur moment de la journée pour se baigner. C'est du moins ce que se dit A. Bup qui avance prudemment sur les galets, disparaît un moment, et revient en flèche à la surface des choses, traçant une ligne presque droite vers un radeau — alors le frais, les nuances de vert, les montagnes alentours, se baigner dans la Ville, son amour de la vie et d'une femme, glissent sur sa peau et se détachent, lumineux, dans sa tête.
C'est l'édition du 10 août d'un journal que A. Bup va lire, lorsque nous le ferons sortir de l'eau. C'est l'édition du 10 août que ses doigts encore mouillés prendront et tremperont. Il s'y trouve, entre autres choses, un article sur le sujet qui nous intéresse. Sous le titre "Faut-il fermer les Bains?", voici ce qui est écrit : "Les Bains sont dangereux. Depuis la disparition de huit Japonais, cette idée populaire se trouve confirmée. On apprend en dernière heure qu'un vieillard de 124 ans et un nouveau-né ont failli se noyer aux Bains. Que fait la police? A ce sujet, nos forces de l'ordre ont bouclé «l'affaire des huit» à la demande des autorités japonaises. En outre, toujours à propos des Bains, un accord entre la Ville et les Usagers est sur le point d'être signé. Cependant, selon une source confidentielle, des divergences subsisteraient encore, la pierre d'achoppement portant sur le refus des Usagers de fermer les Bains à la tombée de la nuit."
Et trois pages plus loin, de cette même édition du 10 août, on peut lire : "La police signale la disparition du dessinateur Mexe, un membre influent de l'Association des Usagers des Bains. Il n'a pas été revu depuis deux jours. Toute information est à signaler à la police au numéro…"
C'est l'édition du 10 août qu'il prit et jeta dans la corbeille à papier. Ensuite, sans que nous sachions s'il existe un lien causal entre les deux événements, il se lava consciencieusement les mains.
Les Usagers avaient réunion, et M. Gonseth devait leur faire des révélations fracassantes selon ses propres dires. Si c'était comme le journal songea A. Bup, autant aller boire une bière. Ce qu'il fit. Le soleil éteignit tout. Le lac se figea. Les voiliers se découpèrent. C'était encore plus beau que ce qu'il aurait pu imaginer. Il alla à la réunion. Gonseth ne vint pas. Plus jamais on ne le revit aux Bains.
On s'attarda pourtant, on parla beaucoup de Mexe, on évoqua ses dessins, surtout celui de la pieuvre qui avait profondément marqué la campagne contre la destruction des Bains et "l'inconscient collectif" des habitants de cette ville, puis on alla encore boire des bières et refaire un monde qu'on avait toujours plus de mal à empêcher de se disloquer.


[…]



[1] Cf. M. Gonseth fait du terrorisme, Comment M. Gonseth se refuse au génie et Les révolutions de M. Gonseth.

[2] Cf. M. Laplace.