AIRE ET DÉSERT CULTURELS


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Comme si l'éducation pouvait être autre chose que
l'insertion dans un système de l'esprit

R. Musil

 

 

 


Le but de cet article est triple. Il entend, d'abord, présenter un constat général concernant la culture, à savoir l'idée selon laquelle il existe des chemins institutionnels qui conduisent à des aires culturelles spécifiques. Il désire, ensuite, conserver où faire se peut, malgré l'apparente incommensurabilité entre les aires culturelles, des possibilités de passages et une certaine hiérarchie parmi celles-ci. Il cherche, enfin, à quantifier le succès d'un travail artistique à l'aide de la notion physique de régime.

1.
Il est des chemins, des parcours de vie, qui mènent à certains intérêts (ou désintérêts), presque automatiquement.

Ainsi, pour prendre l'exemple de la lecture[i], la formation dispensée à la faculté des Lettres conduit généralement l'étudiant à des choix littéraires qui ne sont pas ceux d'un ouvrier du bâtiment, d'un chercheur en mathématiques, ni d'un employé de banque.

Non seulement des formations professionnelles différentes conduisent à des aires culturelles diverses, mais, de plus, la différence entre les aires est fonction du cheminement institutionnel. C'est-à-dire qu'il est généralement[ii] possible de prévoir quelle sera la pratique de consommation culturelle d'une classe, d'un milieu social ou professionnel donné.

Si nous voulons poursuivre notre raisonnement de façon moins triviale, il est alors deux notions, capitales pour la compréhension du phénomène artistique, à clairement distinguer, la notion d'intérêt , d'une part, et celle de goût , d'autre part.

Le goût est l'inclination subjective d'un individu pour une production esthétique (ou un style de productions), alors que l'intérêt est l'ensemble des raisons objectives (ou objectivées) de trouver une valeur quelconque à une œuvre donnée, sans que celle-ci soit forcément à notre goût.
Ainsi, pour prendre un exemple personnel, je sais ce que je dois au classicisme et à la modernité. Ou plutôt, le classicisme et la révolution moderne se sont trouvés correspondre à mon "caractère" — tout en le développant de façon conjointe, bien évidemment. Autrement dit, ils sont mon goût. Mais ce goût n'interdit en aucune manière que je puisse porter quelqu'intérêt à telle ou telle production baroque ou postmoderne.

On peut donc dire que tout discours, tout texte, rencontre, à l'intersection de ses préoccupations stylistiques ou thématiques, l'intérêt (et le goût) d'un certain nombre de lecteurs réels.

Mais si ces aires distinctes sont le fruit de formations spécifiques, il paraît difficile d'imaginer, une fois l'individu adulte, un passage qui ne soit pas une nouvelle formation.
Nous pensons cependant qu'il est possible, malgré cette difficulté et les stratégies de défense mises en place dans chaque aire[iii], de passer d'une aire à une autre sans apprentissage préalable. Pour me faire comprendre, j'aimerais utiliser deux concepts : celui de classe de lecteur potentiel  et celui de lecteur idéal.

Le premier concept regroupe l'ensemble des personnes, des lecteurs, qui, idéalement, d'une façon ou d'une autre, pourraient croiser la recherche d'un écrivain.
Ainsi, la classe[iv] des lecteurs potentiels d'un ouvrage donné se définit comme l'ensemble des individus réels qui pourraient, suite à un parcours stimulatoire établi, manifester du goût ou un quelconque intérêt pour celui-ci.
Le second concept est celui de lecteur idéal : c'est l'individu (ou les individus?) qui dans sa lecture d'un texte est le mieux à même de l'apprécier, c'est-à-dire celui qui maximise l'intérêt qui lui est porté.

Donc, on le voit, le lecteur réel ou la classe de lecteurs réels d'un livre se situe entre l'ensemble, démesuré, de ses lecteurs potentiels et l'élément unique, le singleton, de l'ensemble des lecteurs idéaux.

Pour tout livre, chacun (ou presque) est un lecteur potentiel, alors qu'il y a pour certains livres, on le sait, fort peu de lecteurs réels.
Quelle est donc la pertinence de ces concepts si tout le monde est lecteur potentiel de n'importe quoi et si pratiquement personne n'est lecteur idéal de quoi que ce soit?

La notion de "classe de lecteurs potentiels" va nous permettre de développer un discours progressiste visant à faire passer le non-lecteur (réel) d'un livre dans la classe des lecteurs (réels) de ce livre.
En effet, le seul constat de notre appartenance à la classe des lecteurs potentiels d'un livre, la simple considération de cette possibilité peut nous faire lire ce livre. Le possible est toujours en quelque sorte à côté de nous, à portée de main[v]. S'en rendre compte, c'est une façon de se donner les moyens de s'en saisir. En se plaçant dans cette classe virtuelle, on va se focaliser sur un aspect jusqu'alors négligé, sans que rien en nous n'ait changé, puisque chacun de nous a généralement de multiples raisons de lire n'importe quel texte[vi].

Cela dit, il nous faut encore expliquer le moteur de ce passage. C'est l'objet de notre second point.

2.
La question à laquelle nous devons maintenant répondre est la suivante : si ce passage entre aires culturelles est possible, est-il pour autant souhaitable? Autrement dit, existe-t-il une hiérarchie entre les différentes aires culturelles et, si oui, dans quelles limites, selon quel critère, quel jugement? Quelle norme (et comment la constituer) est capable de garantir un passage univoque entre les aires culturelles?

Il est indéniable que chacun reconnaît, dans le cadre de son aire culturelle, de bonnes et de mauvaises productions. De ce fait, on peut déduire qu'il existe, pour chacun, une hiérarchie, plus ou moins explicite. De plus, par définition, les individus qui appartiennent aux mêmes aires partagent les mêmes goûts et les mêmes intérêts et, par conséquent, organisent globalement leur aire de la même façon.
Le progrès au sein d'une aire s'explique par le fait que personne n'est disposé à dire qu'il aime (ce qu'il considère comme) une mauvaise production artistique. Non seulement nous mettons ce que nous aimons au sommet de la hiérarchie, mais, qui plus est, nous cherchons à optimiser nos intérêts au sein de notre groupe.

C'est ici qu'intervient la notion normative de "lecteur idéal", laquelle autorise la mise en place d'une stratégie évitant les passages régressifs dans une aire définie et, en conséquence, garantit le désir de se trouver au faîte de la hiérarchie de son milieu.
Ainsi, par exemple, si on apprécie particulièrement le récit autobiographique, on le mettra au sommet de la hiérarchie littéraire et on reconnaîtra à la magnifique biographie qu'on vient de lire un rôle important — pas uniquement parce qu'on l'a aimée, mais également parce qu'elle appartient aux quelques autobiographies singulières qui maximisent au mieux l'intérêt qu'on attache à ce genre de récit et, plus généralement, à la littérature.
Autrement dit, on désire tous être le lecteur idéal de l'aire littéraire dans laquelle on se situe.

Bien plus difficile est la réponse à la question de l'opportunité des passages entre les aires culturelles. Le seul argument que je suis capable de donner en faveur du fait qu'il existe une hiérarchie entre les aires (ou du moins certaines d'entre elles) est de type quantitatif.
Il vise à dire que l'aire A est supérieure à l'aire B si et seulement si B est (en partie) inclus dans A. Autrement dit, si et seulement si les informations (ou les procédures pour les acquérir) contenues dans l'ensemble B sont dans A (sans réciproque).
Par exemple, pouvoir lire un roman classique (Mme Bovary), nous permet de lire un roman d'aventure (La revanche de l'Ombre Jaune) alors que pouvoir lire un roman d'aventure ne nous permet pas forcément de lire Mme Bovary. En effet, il se peut que la structure, la syntaxe, le lexique, etc., dans le roman de Flaubert soit inaccessible au lecteur de Bob Morane. L'inverse étant généralement faux. Un ensemble paraît ici, du moins en partie, inclus dans l'autre[vii].

C'est donc la reconnaissance d'une hiérarchie des aires qui va pousser les individus à se déplacer le long de l'échelle culturelle, dans un mouvement ascendant[viii].

3.
Mais la hiérarchisation a ses limites. Limites qui sont bien évidemment le champ d'application de chaque aire. Seule des aires dans des domaines de pertinence équivalents (peu importe que ce critère d'équivalence soit flou) peuvent être comparées entre elles. Ainsi, des pratiques de recherche (scientifique ou littéraire) ne peuvent pas être considérées comme supérieures ou inférieures à des pratiques de vulgarisation scientifique ou à un certain classicisme littéraire. Pour différencier ces manifestations, il nous faut introduire le concept de régime[ix].

Lorsqu'il s'agit d'expliquer la disparité d'aires culturelles entre le vulgarisateur et le spécialiste ou entre un oulipien forcené et un écrivain de roman policier, il faut le faire en termes de vitesse, de régime[x], comme on parle du régime d'un moteur, et non plus en termes hiérarchiques. Autrement dit, les choix initiaux des groupes en jeu divergent tellement qu'il est inutile de vouloir comparer ces registres. Comme il serait absurde de critiquer l'incapacité d'une voiture de course de transporter une lourde charge ou celle d'un camion à remorque de dépasser les cent kilomètres par heure.

Ces régimes sont généralement spontanés, i.e. les écrivains les adoptent en fonction de leurs intérêts et de leurs goûts. Mais s'ils veulent atteindre un but, quel qu'il soit, le succès par exemple (il faut contraster, par nombres de degrés, la volonté de passer à la postérité et la notoriété immédiate), il faut choisir un certain régime. De même, un article théorique doit avoir un certain régime pour être accepté comme une publication universitaire.

En général, toute société valorise un seul type de régime. Ainsi, la nôtre accepte mal, pour prendre deux régimes extrêmes, le bas régime d'un (présumé) fou, tout comme, d'ailleurs, le haut régime d'un spécialiste. Ou, plutôt, le régime du fou n'est socialement admissible qu'humainement, c'est-à-dire qu'il n'a d'intérêt que parce que c'est celui d'un homme qu'un autre homme cherche à soigner. Au contraire, le régime du spécialiste n'a d'intérêt social que technique. C'est en sa qualité de chercheur de pointe qu'il est toléré (et lorsqu'il s'agit de recherche littéraire, cela n'a pratiquement plus aucune valeur sociale). Comme notre société fétichise la marchandise, au détriment des rapports humains, il est clair qu'elle est plus à même d'accepter (d'utiliser) ce scientifique particulier. Néanmoins, son régime n'a d'intérêt qu'inscrit dans un projet. Comme la vitesse démultipliée d'un camion n'est adaptée qu'à la spécificité de sa charge et d'un terrain.

Donc il y a, à côté des aires clairement hiérarchisables, un ensemble d'aires hétérogènes entre elles, de par leur orientation.

En résumé, dans cet article, nous avons d'abord constaté que nous nous retrouvons dans des ensembles culturels cloisonnés, dans la mesure où notre milieu social d'origine et nos choix (professionnels) orientent fortement nos goûts et nos intérêts.
Ensuite, nous avons montré comment et pourquoi cette distribution n'est pas fatale. Nous avons souligné que la notion de virtualité permet des passages d'un niveau à un autre. De plus l'assomption sous-jacente ou implicite de l'existence d'une hiérarchie des valeurs par chaque acteur culturel (producteur et consommateur), comme la réalité objective ensembliste de ce sentiment et l'idée empirico-normative de progrès, nous ont garanti, sans devoir donner une définition des valeurs en jeu, la limitation de certains passages (ou retours en arrière) et le désir d'autres passages (avancées).
Enfin, nous avons reconnu que la différence entre certaines aires culturelles n'était pas d'ordre hiérarchique, mais qu'elle résidait dans des conceptions divergentes des buts et des moyens pour les atteindre. Ce que nous avons rendu par la notion mécanique de régime.

Pour conclure, en revenant peut-être au commencement de l'article, j'aimerais mettre en avant le caractère structurel  de tout conditionnement et de toute réforme réelle (contre le modèle individuel, socratique). Il me paraît en effet important de relever le fait que le vecteur des valeurs culturelles est principalement structurel ou institutionnel. A savoir, seule une réforme en profondeur de l'éducation ou de la société dans son entier peut assurer les mouvements vers d'autres niveaux (supérieurs). Ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse pas y avoir dans le cadre bourgeois de la société actuelle des rencontres individuelles décisives. Cela veut seulement dire qu'elles ne sont pas la règle et qu'elles ne sont pas nécessairement suivies avec toute l'ampleur voulue par la suite (inertie).


Lorenzo Menoud




[i] C'est plutôt le rapport entre l'écriture et la lecture qui dirigera ici notre réflexion bien qu'on puisse, me semble-t-il, tenir les mêmes propos sur tout art.

[ii] Il y a, bien sûr, toujours des exceptions; j'envisage ici le problème de façon statistique et très générale.

[iii] En effet, chaque aire développe, comme tout groupe, un système immunitaire visant à se défendre de l'extérieur, c'est-à-dire à préserver son identité. Par exemple, les membres d'une aire vont traiter les productions des autres groupes d' "intellectuelles" ou de "démagogiques", etc.

[iv] Classe qui compte, par définition, toujours au moins autant de membres que celle de ses lecteurs réels.

[v] Comme le dit Waismann (dans Wittgenstein et le Cercle de Vienne, p.245), la réalité est comme une île dans le possible.

[vi] Il n'est pas impossible que cette focalisation ne soit elle-même réellement rendue possible que par une formation spécifique. Notre but, lorsque nous parlons de classe de lecteurs potentiels ou de lecteur idéal, est différent de l'approche politique ou sociale  amorcée au début de l'article. Il s'agit ici de donner une analyse logique (ou psychologique) du phénomène de lecture. Que ce ne soit pas suffisant pour contrer l'idéologie dominante n'est pas un élément pertinent dans cette approche.

[vii] La question demeure ouverte de savoir si on peut vraiment retrouver B dans A. Se pose aussi le problème des buts, i.e. peut-on vraiment comparer un roman dont le but est ostensiblement de divertir avec un roman d'avant-garde?

[viii] Pas tout à fait, car la hiérarchie entre deux aires ne peut pas expliquer seule pourquoi il est souhaitable de passer de l'une à l'autre. C'est, ceteris paribus, le même problème que celui du "doit" logique. Rien nous force à accepter une implication logique, si ce n'est une autre implication, et ainsi de suite, provoquant alors un régressus à l'infini. On pourrait alors faire appel à une sorte de principe de progrès inné qui nous pousserait vers une aire supérieure, mais cette notion est trop vague pour servir véritablement notre propos.

[ix] De façon générale, il ne faut jamais oublier que lorsque nous abordons les phénomènes esthétiques, nous nous situons entre une position absolutiste ou objectiviste — qui tendrait à nous faire dire que la beauté (ou toute autre valeur), par exemple, n'est relative à aucun schème conceptuel — et une position relativiste ou pragmatique, selon laquelle nos valeurs sont formées en fonction de déterminations historiques, sociales, culturelles et personnelles. Dans la réflexion qui nous occupe, nous tenons à garder l'idée forte de valeurs culturelles (pour pouvoir dire que F. Ponge sera toujours mieux que P.-L. Sulitzer) tout en reconnaissant le rôle intersubjectif de la société sur celles-ci (pour comprendre pourquoi P.-L. Sulitzer est actuellement plus lu que F. Ponge).

[x] Bien que les motivations du choix d'un régime puissent être multiples (goût, formation, carriérisme, etc.), elles ne nous intéressent pas dans le cadre de cet article.