ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE : L'ANALYSE COMME MÉTHODE ARGUMENTATIVE ET DÉMOCRATIQUE (1990)


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Ce texte a pour but, d'une manière générale, de répondre à un article de Jan Marejko paru dans la revue "Choisir" (juillet-août 1989), qui, s'il a le mérite de poser un certain nombre de questions cruciales, n'en demeure pas moins confus et démagogique dans la polémique an-argumentative qu'il engage contre l'enseignement de la philosophie dispensé en Suisse romande ("Un programme désespérant et sans avenir"), et, en particulier, de corriger sa présentation peu informée de la méthode analytique en philosophie.

M. Marejko part de l'idée selon laquelle les écoles et les Universités suisses ont mauvaise réputation parce qu'elles se sont développées indépendamment des "grandes questions de l'existence", nous enseignant un savoir-faire qui de nos jours n'a plus de contrepartie morale (effondrement de la famille et de l'église). "Résultat : on embauche de plus en plus de professeurs qui n'ont rien à dire ou qui prétendent n'avoir rien à dire."

Il est nécessaire, nous semble-t-il, de distinguer plusieurs aspects dans ce raisonnement.
En premier lieu, l'explication donnée de la baisse de réputation de nos institutions, à savoir la neutralité axiologique de l'enseignement professé, est paradoxale, dans la mesure où nos Universités sont sans aucun doute en adéquation avec l'idéologie scientiste dominante (par exemple, elles forment des chercheurs techniquement qualifiés).

Deuxièmement, si le constat du "vide moral" de nos sociétés que dénonce M. Marejko est indiscutable, ce qui l'est moins, c'est le rôle idéal qu'il fait jouer à la famille et à l'église ("dispensateurs de spiritualité") : qu'il suffise de rappeler succinctement le caractère arbitraire et répressif de la famille patriarcale traditionnelle ou la barbarie, le népotisme de l'Église à travers les siècles, pour se convaincre que l'émancipation de l'homme ne s'est que peu affirmée au travers de ces institutions. Quant au "CHAMP LOGAL" que M. Marejko désir voir offrir aux jeunes, il est bien en peine d'en préciser le contenu[1], puisque son article vise principalement à critiquer la philosophie analytique; et c'est là le troisième aspect qu'il nous faut examiner.

Alors que Wittgenstein écrivait en 1947 :
"La vision du monde véritablement apocalyptique est celle selon laquelle les choses ne se répètent pas. Il n'est pas dépourvu de sens, par exemple, de croire que l'époque scientifique et technique est le commencement de la fin de l'humanité; que l'idée de progrès, comme celle de la connaissance ultime de la vérité, nous aveuglent; qu'il n'y a dans la connaissance scientifique rien de bon ou de désirable, et que l'humanité qui la poursuit court à sa perte. Il n'est nullement évident qu'il n'en soit pas ainsi[2]."

M. Marejko écrit en 1989 :
"Alors que la philosophie est par excellence une branche du savoir irréductible à un savoir-faire ou une technique, on y voit maintenant se développer une tendance à parler de plus en plus de scientificité au lieu de métaphysique, de forme au lieu de contenu, de technicité au lieu de vérité. Le pire est que cette tendance est soutenue par une mode importée du monde anglo-américain. On prend en effet au sérieux la philosophie analytique et autres mouvements dont l'apparent souci de rigueur n'a d'égal que le vide du propos. Plus inquiétant encore est le succès croissant d'un philosophe qu'on donne généralement pour un des pères fondateurs de cette mode : Ludwig Wittgenstein."

Ce passage central de la thèse de Marejko réunit plusieurs aberrations qu'il s'agit de dénoncer.
Tout d'abord, il est nécessaire de replacer la philosophie analytique dans une perspective historique. Non seulement, contrairement à ce qu'affirme M. Marejko, les fondateurs de la philosophie analytique sont Frege, Mach, Meinong, Russell, et non Wittgenstein, mais surtout, contrairement à l'empirisme logique ou au néopositivisme, la philosophie analytique, à laquelle l'auteur les assimile, n'a jamais été porteuse d'une doctrine particulière. On peut compter sous l'étiquette "analytique" un nombre considérable de tendances hétéroclites et souvent contradictoires entre elles[3]. Très succinctement, ce qui les réunit, c'est une méthode rationnelle et argumentative visant à poser les problèmes de façon systématique (sans les éluder par une rhétorique ronflante et poétique ou des a priori idéologiques) valorisant, bien souvent, le langage ordinaire et le sens commun. L'adjectif "systématique", appliqué à l'activité philosophique, peut certes prêter à confusion. En réalité, comme l'a fait remarquer Michael Dummett[4], le terme peut s'entendre en deux sens distincts. D'une part, la philosophie est systématique lorsqu'elle conduit à la production d'une théorie articulée, sorte de "Weltanschauung" — on parle, par exemple, du système philosophique kantien. D'autre part, l'enquête philosophique est systématique lorsqu'elle repose sur une méthode et des critères universels, lorsque ses résultats peuvent être contestés et/ou améliorés par tout penseur soumis aux exigences d'une rationalité minimale absolue. En ce sens, il faut reconnaître que peu de philosophes de la tradition ont fondé leurs recherches sur une méthodologie universellement acceptable. Dummett soutient que la philosophie analytique devrait être systématique dans les deux sens décrits. Cependant, l'unité constitutive d'une telle philosophie au vingtième siècle, s'il y en a une, réside davantage dans son exigence méthodologique que dans la mise en système des vérités philosophiques — qui découle plutôt, nous semble-t-il, de la doctrine finalement considérée comme appropriée à telle ou telle région de l' "univers" philosophique.

De plus, la présentation que M. Marejko fait de la philosophie analytique défigure les problèmes en jeu et limite radicalement son univers de discours. En effet, il l'expose comme une doctrine nécessairement révisionniste, dans le sens où elle ne se contenterait pas de décrire les phénomènes étudiés (par exemple, notre perception d'une tache rouge et notre discours objectif à son sujet), mais tenterait d'en offrir une explication scientiste et réductive. Présentée sous cet angle, la "philosophie analytique" serait bien évidemment normative (ainsi, par exemple, l'homme de la rue se trompe lorsqu'il croit qu'autrui perçoit les mêmes êtres colorés que lui; de ce point de vue, erroné, l'objet de la perception reste privé et incommunicable). Bien que cette théorie ait été défendue (par exemple, par certains membres du Cercle de Vienne, dans les années 30), elle n'est certainement pas représentative de la totalité des courants qui se réclament de la méthode analytique[5]. Par ironie, contrairement à ce que suggère M. Marejko, cette théorie a été réfutée par Wittgenstein lui-même[6].

En résumé, l'existence de deux types d'approche — normative et descriptive — d'un même problème est tout à fait indépendante de la méthode d'analyse. Celle-ci ne détermine en rien le contenu des thèses philosophiques avancées qui découlent de préoccupations traditionnelles — depuis Platon et Aristote[7]. En cela, la méthode analytique est aveugle aussi longtemps qu'elle n'est pas utilisée en vue de clarifier un problème philosophique particulier. Fort de cette conception normative erronée, M. Marejko en conclut que le projet de la philosophie analytique est "anti-démocratique", dans la mesure où, soit cette philosophie aurait besoin d'un temps infini pour établir les procédures et "les techniques du parler vrai", s'isolant ainsi définitivement des débats humains dans un silence de réserve, soit elle accomplirait in fine sa tâche, auquel cas, nous dit-il, elle imposerait les règles et les lois ainsi découvertes de façon totalitaire — situation en quelque sorte "orwellienne"[8]. Or, contrairement à ce qu'affirme M. Marejko, la philosophie analytique est profondément démocratique. À l'instar du discours socratique, elle ne présuppose idéalement de la part de ses lecteurs aucune connaissance encyclopédique préalable ou particulière; elle devrait être accessible à toute personne qui accepte la discussion argumentée des idées.

Une autre conséquence de cette conception bornée de la philosophie analytique concerne la soi-disant absence d'engagement politique et éthique de ses représentants. Si la philosophie analytique n'était concernée que par le rapport entre le corps humain et son environnement, de sorte que son programme se confondrait avec celui du biologiste ou du physicien, il ne saurait appliquer ses recherches conceptuelles à des domaines où la neutralité axiologique n'est pas de mise. Or, il est facile de contraposer le raisonnement de M. Marejko, puisque de facto, il est simplement faux que les philosophes analytiques se désintéressent des affaires publiques. Bertrand Russell, condamné à six mois de prison pour anti-militarisme en 1918, est peut-être l'exemple le plus fameux du philosophe analytique engagé; il créa le "Tribunal Russell" pour juger les crimes de guerre américains au Vietnam, qui réunit des figures célèbres comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, etc. En outre, bon nombre de philosophes analytiques se sont engagés dans des problèmes quotidiens et concrets au sein des institutions politiques (développement d'un domaine d' "éthique appliquée", création de périodiques tels que l'influent "Philosophy and Publics Affairs", présence de philosophes analytiques à la tête de différents comités d'éthique, etc.).

Pour conclure, si l'on peut concéder à M. Marejko l'idée selon laquelle le savoir ne peut se transmettre indépendamment de toute croyance et de toute conviction, il faut néanmoins noter que pour qu'une connaissance se présente comme telle, il ne suffit pas de la revêtir d'un habit de certitude emprunté à un dogme quelconque. Bien au contraire, une connaissance — empirique ou non — n'acquiert son objectivité qu'à condition d'être essentiellement révisable à la lumière d'une conception plus adéquate ou d'une meilleure théorie. En ce sens, ce n'est pas l'absence de valeur qui garantit la qualité de l'enseignement, mais la mise en évidence, l'objectivation des valeurs et des croyances propres à celui-ci. À cette condition seulement, le sens critique des étudiants peut se développer et assurer à un quelconque projet de transformation de la société une assise démocratique et réfléchie.


Jérôme Dokic et Lorenzo Menoud





[1] Voici la seule "définition" qu'il donne de cette notion : "Non, ce qu'il faudrait, c'est offrir aux jeunes un CHAMP LOGAL, si l'on peut dire, où leur quête du bien, du beau et du vrai puisse se développer." Il est difficile d'être en désaccord avec un programme aussi charitable que sommaire.

[2] Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, TER, 1984.

[3] En effet, parmi les représentants de la philosophie analytique, il y a aussi bien des atomistes que des holistes, des réalistes que des idéalistes, etc. Note de 2008.

[4] Cf. "Can Analytical Philosophy be Systematic, and Ought it to Be?", in Truth and Other Enigma, Duckworth, Londres, 1978.

[5] Notons, qu'à la fin des années 40, la philosophie oxonienne, dont Gilbert Ryle était le représentant majeur, considérait le positivisme logique comme "l'incarnation de l'erreur philosophique", selon l'expression de Dummett (cf. note 4).

[6] Il s'agit de son argument contre le langage privé. Cf. ses Investigations philosophiques.

[7] Cf. Remarques mêlées.

[8] La métaphore qui consiste à voir dans le philosophe analytique un "policier" n'est pas une invention de M. Marejko. On la trouve déjà dans un article de Jean-François Lyotard intitulé "La police de la Pensée", paru dans "L'Autre Journal", en décembre 1985.