A & B (extrait)





LES PERSONNAGES

A est sur la ligne des seize mètres cinquante.
Le ballon est sur le point de penalty à onze mètres.
B est au centre du but, sur sa ligne (0 [m]).

QUELQUES RÉFLEXIONS PRÉALABLES
A tire habituellement ses penaltys à droite (82%). (Étant entendu que lorsque je dis que A tire à droite, je veux dire sur sa gauche, c'est-à-dire à droite du gardien de but adverse.) B plonge généralement à droite (67%). A sait que B plonge à droite dans 67% des cas. B sait que A tire à droite à 82%. A ne sait pas forcément que B sait qu'il tire à droite plus de huit fois sur dix. B n'est pas certain que A sache qu'il plonge plutôt à droite qu'à gauche. A se demande si B connaissant ses préférences et sachant que A sait qu'il sait qu'il tire très souvent à droite, s'il lui faut quand même tirer à droite. B se pose la même question, c'est-à-dire qu'il hésite à plonger à droite si A, comme il l'imagine, sait qu'il sait que A sait qu'il plonge bien plus volontiers à droite. A raisonne ainsi : si B sait que je tire plutôt à droite, alors je tire à gauche. Mais si je pense que B sait que je sais qu'il sait que je tire à droite, je dois donc tirer à droite. Pourtant, si j'estime que B sait que je sais qu'il sait que je sais qu'il sait que je tire à droite, il me faut dès lors tirer à sa gauche. Quant à B, il pense comme suit : si A sait que je plonge habituellement à droite, je dois plonger à gauche. Néanmoins, si A sait que je sais qu'il sait que je plonge à droite, il me faudra m'élancer du côté droit pour contrecarrer son calcul. Et si je crois que A sait que je sais qu'il sait que je sais qu'il sait que je plonge à droite, je dois plonger à gauche afin de le déjouer. Si l'on se place d'un point de vue objectif, il est banal de dire que c'est seulement lorsque A tirera à gauche et B plongera à droite et quand A tirera à droite et B plongera à gauche que nous aurons un but (table de vérité). En disant cela, nous n'avons aidé ni A ni B. Sans compter sur le fait qu'il arrive que A marque un but en tirant du côté où B plonge et que B arrête le ballon en partant du mauvais côté, nous y reviendrons. Mais l'affaire est suffisamment obscure pour ne pas la compliquer avec des paramètres peu pertinents. Elle semble décidément insoluble si l'on prend conscience que A, par exemple, va non seulement faire des prédictions quant à ce que B sait de ses habitudes de tireur, B sait-il que je frappe le plus souvent à droite?, et ceci aux différents niveaux qui viennent d'être spécifiés, mais qu'il doit également imaginer, simultanément, ce que B croit savoir de ce que A sait de ses habitudes de gardien, autrement dit si B pense savoir que A croit que B plonge plutôt à droite? par exemple. Ce qui change tout. Car si A pense que B sait que A va tirer à droite, A devra tirer à gauche. Mais si A pense que B sait que A sait que B plonge plutôt à droite, il choisira de tirer à droite, pour tromper B qui aura logiquement plongé à gauche (ou non-droite). Par conséquent, la question que se pose A, ou plutôt qui s'impose alors à A, comme il va prendre son élan pour frapper dans le ballon, c'est de savoir si B qui par hypothèse sait que lui, A, a pour habitude de frapper ses penaltys à droite, si B, donc, fait les mêmes calculs que lui et surtout, c'est de savoir à quel moment il doit interrompre ce jeu d'attributions, ce jeu de dupes, réciproque, car il suffit d'être décalé pour se tromper irrémédiablement. En effet, imaginez que A se dise que B sait que A sait que B plonge à droite, mais qu'en fait B ne sait pas que A sait qu'il plonge à droite, l'erreur risque de lui être fatale, car B plongera à droite, comme il a l'habitude de le faire, comme il sait, en fin de compte si bien le faire, et A, croyant que B sait que lui sait que B plonge à droite, bien que visiblement B ne le sache pas, tirera à droite pour tromper B, qui n'aura plus qu'à repousser le ballon derrière la ligne de fond, sa main droite ferme et bien ouverte. Mais la chose est encore bien plus complexe qu'il n'y paraît en apparence. Car imaginez que A se retrouve à attribuer des croyances à B qui devraient lui permettre de marquer son penalty, cela ne lui dicte pas automatiquement ce qu'il doit faire. Autrement dit, ce n'est pas, par exemple, parce que A, mais nous aurions tout aussi bien pu prendre B, une des difficultés de l'anticipation, soit dit entre passant, réside dans l'impossibilité de pouvoir considérer A et B simultanément, ainsi ce n'est pas parce que A s'arrête là où B s'est arrêté que cela détermine son choix. En effet, A pourrait très bien, imaginant que B l'a deviné, décider de tirer malgré tout du côté où il avait pensé tirer, échouant de la sorte, ou du côté pour lequel il est naturellement prédisposé à tirer ou encore du côté où on lui a appris à tirer, ou pour dire les choses crûment, où on l'a forcer à tirer, car A est un gaucher contrarié. A et B se demandent alors si le fait qu'ils tirent et plongent, respectivement, plus souvent à droite tient au fait qu'ils sont droitiers ou au fait que leurs adversaires, d'ordinaire, le sont aussi. Un autre problème auquel est en train de penser B, mais que A n'a pas pu négliger, tient à ce que jusqu'ici nous n'avons envisagé que deux possibilités, omettant le centre du but. Il arrive en effet que je joueur qui frappe le penalty tire au centre et, plus rarement, que le gardien ne bouge pas de sa position d'origine, au centre. D'ailleurs, et j'ouvre ici une parenthèse, pourquoi le gardien de but se place-t-il d'emblée au centre du but? il pourrait, sachant par exemple qu'il y a plus de chances statistiques que le tireur de penalty frappe sur la droite du portier, et dans cette mesure A n'est qu'un exemple majoritaire parmi d'autres, et sachant aussi, comme c'est le cas pour B, qu'il a habituellement plus de facilité à plonger à droite, il pourrait donc, dis-je, se placer plus à gauche dans ses buts de façon à ouvrir le côté droit et une hésitation ou un trouble qui pourrait finir par être fatals à l'attaquant, du moins la première fois qu'il y serait confronté, qu'il serait confronté à cette nouvelle posture, à cette nouvelle position dans le monde, en quelque sorte, où par un biais, en se déplaçant un peu, en se marginalisant, littéralement, on s'ouvre d'autres possibilités de perceptions, puis d'actions et d'interventions. Quant au centre, car la question du centre est bien plus importante ici qu'en politique, où ce concept n'a, à strictement parlé, aucun sens, le centre du but est un enjeu majeur du penalty, car je pense qu'on peut assimiler cette place au zéro du jeu de la roulette ou, pour le dire plus explicitement, au lieu où le tireur de penalty, comme la banque, fait généralement (statistiquement) son beurre, car, je l'ai déjà dit, il est rare que le gardien ne bouge pas et une fois parti, à droite ou à gauche, il lui sera très difficile de retenir le ballon qui arrive maintenant à l'endroit où il se trouvait il y a une seconde à peine, sauf à penser qu'il puisse le retenir du pied, comme je vis, enfant, Mario Prosperi le gardien du FC Lugano puis du FC Chiasso et de l'équipe de Suisse, réaliser un tel exploit, c'était le samedi 21 octobre 1972, à Berne, face à l'Italie sur un tir de Giorgio Chinaglia.

[…]