CIELS (extrait)



CIEL 1

Ce ciel si tendu ne laisse passer la lumière du soleil que dans ses bords, comme un drap gris, suaire qui retiendrait la mort du côté du monde, condamnant ainsi l'homme à chercher son salut au-delà de cette page blanche, noire de signes.

On a cru pourtant pouvoir faire du réalisme céleste, déplaçant les enjeux comme des montagnes ou des pions sur les cartes d'état-major, on a vendu le ciel à Dieu, à ses missiles et privé l'homme de son sol géométriquement supérieur.

Changement de perspectives : "Ce que Malherbe écrit dure éternellement" — ne plus parler de la qualité intrinsèque d'un texte, ne plus en parler uniquement comme de quelque chose d'essentiel, y substituer la possibilité pratique de sa durée, de sa transmission, la réaction d'un bloc de pierre au temps, résister à la disparition de l'homme, son érosion à l'ère atomique.

Alors le ciel s'ouvre à nouveau dans nos têtes, si l'on saisit l'urgence de réaliser ce programme d'éternité, noir de mots, des appels du passé, à travers le champ qu'ouvre sur cette page la citation de Malherbe, tant de fois incomprises — le ciel est dans nos mains, aucune essence n'y conduit, nulle part.

MAUX DE CIEL

Il peut paraître injuste qu'un mot comme "a z u r e r" précède, dans le dictionnaire, des termes comme "b  a  b  e  r  i" ou "b  a  c  b  u  c".

CIEL 2

Des ciels de sang, on n'en voit que rarement dans nos régions.
Je me souviens, en Argentine, dans la pampasur la pampa devrait-on dire, tant cette zone est plane, tant on éprouve le sentiment de la plaine à y croiser ses pas, c'est un élément géographique comme la montagne, le cours d'eau, le fossé ou le précipice — à une cinquantaine de kilomètres de Rosario, avoir vu le ciel passer, comme l'oeil d'un oiseau où circule le paysage, en vol, à intervalles réguliers, ajoutant couleurs, nuances, graduellement du cobalt au carmin, variant aussi l'intensité lumineuse, du bleu translucide de l'après-midi, colonies, associé alors à nos promenades sans repères dans l'espace infini et libre sous ce ciel presque absent, à ce bleu chaleureux, épais, opaque en fin de journée, lorsque l'alcool vous monte à la tête, ivre du feu d'artifice solaire qui s'achève, par ce tour en sulky sur les chemins rectilignes en bordure des champs jaunes ou verts, aux cultures violettes des démons, dans ce qui noircit, autour de la ligne blanche en poussière de cailloux sur laquelle nous roulions, probablement un air de bandonéon dans la tête.
Puis sans que rien ne le laisse présager, après avoir fermé la maison, au retour de ce week-end d'avant-départ, dans la voiture, le ciel s'est enflammé, consumant l'air sur son passage, condensant la lumière restée dans ces quelques braises célestes et magnifiques.

CIEL EGARE I (jardin)

C'est d'un ciel en fuite que nous eûmes les dernières nouvelles du monde, chaque nuage, la lignée ininterrompue, la lumière, le gris gonflé ou déchiré, l'approche torride de la nuit, durent faire mauvaise impression aux moins sensibles, alors que les plus avisés eurent soin de se grouper autour de savants interprètes qui leur déchiffrèrent le papyrus du ciel.
Leur temps se comptait en secondes et aucune chose ni personne ne regretterait l'espèce humaine.

CIEL 3

Le vent armé de pluie fouettait la vitre, la lame d'un couteau s'attaquant au verre, formait des points, des lignes, les ruisseaux débordant du ciel, troués d'un blanc irritant, un ciel d'acier épique, à la gloire du mouvement ouvrier, de la métallurgie terrestre. Vulcain, vêtu de mercure et de plomb, un grand masque d'argent clair sur le visage occupait le ciel.
Ne fallait-il pas dès lors recueillir ces gouttes précieuses dans le graal  de tes mains, les passer sur ton corps, en neutraliser le venin?
Les machines robotiques (Talos) sont déjà dans le ciel et préparent l'invasion du monde, serre-toi contre moi Athena, c'est un bien triste après-midi que je passe, seul, au lit, à regarder tes yeux dans le ciel pers.

CIEL 4

Le tissu déchiré du ciel
La tapisserie bleue, blanche ou noire
Les nuages comme des os — d'un sombre volumineux
Un vent puissant à hauteur d'herbes qui souffle les graminées vers l'horizon.
Une histoire dont on se demande si elle va bouger, une histoire d'amour bien serrée dans la poche, conte ensoleillé.
Un lac immobile, incolore, le ciel change sans cesse empêchant tout reflet.
C'est que le caméléon là-haut fait la pluie et le beau temps.
La mort du protagoniste et de douze mille figurants (deutéragoniste, tritagoniste, etc.), sacrifiés pour l'effet de réel.
Le divorce, l'amitié retrouvée (chapitres deux et trois).
Le lac, un jour, est monté si haut que le caméléon perché entre les nuages et le soleil s'est noyé.
Le tissu délivré du ciel
La tapisserie bleue, blanche ou noire
Les nuages comme des os — je sombre volumineux
Un vent puissant à hauteur d'herbes qui souffle les graminées sur l'horizon…

CIEL 5 (partage)

Cette nuit comme une autre la lune nous offre le ciel sombre en spectacle, la trame des nuages aux bords lumineux arrangeant une apparition, le passe-cheval ailé, ou trois chaises et une table posées dans un coin de ciel, la lumière malade accentuant la cire des visages, les visages et les membres de ces dieux, de ces trois dieux accablés, déjà destitués, assis sur leur chaise, à réciter des monologues qui ne nous sont jamais parvenu, dépités, couverts de tomate céleste (le public des étoiles est moins complaisant), à se servir un verre d'éther, chacun son tour, l'avalant dans un épouvantable bruit de vent cosmique.
Le ciel paré au départ nocturne qui résonne des opérations de chargement et de curieux venus en badauds voir l'univers s'en aller — retenu à quai par des lambeaux éclatants, dont la lumière traverse l'air maintenant froid pour se poser sur tes lèvres endormies.
Le spectacle se termine quand, brusque, un gros nuage couvre la lune, cloue ton corps et ce qui reste d'espoir, d'avoir vu (de voir?) les mondes révolutionnés.

CIEL 6

Les échos du vent accompagnent la lumière qui hésite, s'impose sur le plancher de bois clair, jauni par les pas, allés et retournés, les strates de réflexion, de cet homme, une vague sur le sol de sapin verni, usé par les ans, les passages répétés d'un animal en cage, se retire par l'obstruction d'un nuage nouveau né dans ce ciel d'octobre, contre la masse sonore d'humidité, et toujours cette tension, l'arc des mains tendu vers la cible. Un cumulus noir crève de s'être gonflé. L'enfant gazouille d'une voix grise qui se veut ici l'imitation de celle de l'homme épuisé par la chaleur d'une nuit de juillet qui laisse filer ses étoiles, traçant des traits blancs, de la craie sur un tableau noir, dans l'azur éteint. La nuit le rouge est noir, le vert des arbres dans le square avide est noir, l'ombre de tes souvenirs et les morceaux de basaltes sur ta table sont noirs
Alors l'homme hiératique prend l'enfant dans ses bras et lui murmure les quatre notes d'une chanson oubliée et le monde se tait.

[…]

CIEL 9

Aujourd'hui pas de ciel dans le ciel. Après cela, il faudrait que je m'explique pensez-vous.
Sorti de chez moi, l'air acide qui griffe, j'ai tout de suite glissé, un pied de dénuement sur une plaque de verglas. Le ciel est vide, désencombré de tout objet. L'oeil affolé pénètre l'air translucide toujours plus avant jusqu'à voir ce qu'il croit être l'infini. Donc pas de ciel dans le ciel.
Ce n'est pas encore clair.
Peut-être existe-t-il une confusion entre le vide et l'infini, l'absence et la multiplicité. L'infini fois zéro, ça ne fait pas beaucoup pourtant. Le mélange hydrogéné d'oxygène puis le vide astral ne sont rien à l'oeil. Aucun obstacle, d'un point de vue phénoménologique (non physique). Jusqu'au soir.
Il faudra attendre pour apercevoir un petit nuage d'ivoire s'effilocher entre les doigts de la nuit.

[…]

CIEL 11

Des paquets d'eau ruinent tout espoir d'y voir quelque chose et par conséquent d'en dire le moindre mot, sans mentir ou inventer, ce qui nous répugne, vous le savez.
Le-temps-qu'il-fait peut donc nous dissuader d'écrire comme parfois il nous empêche de sortir ou de quitter le porche où l'on s'était réfugié, sous lequel on aurait rencontré une femme, si l'on n'avait été si pressé, si l'on n'avait enfilé sa tête drue sous le manteau et couru sous cette pluie dure, sous ce ciel sombre qui donnait à la ville le sommeil éternel des petits matins d'automne, de ces journées qui ne s'éveillent véritablement pas, comme ces fleurs en boutons, jamais ouvertes, à seize heures dans une demi-lumière, pour peut-être prendre un bus qui giclerait des flaques loin de lui, dans lequel, après un certain temps, on s'apercevrait que l'eau avait pénétré dans nos chaussures, que ces chaussures noires, que l'on avait achetées il y a six mois, lorsqu'il faisait toujours beau, comme de vilaines éponges, avaient absorbé l'eau des rues, où l'on prendrait plaisir à se faire balancer, complètement trempés, jusque devant la porte de notre domicile dans la chaleur et l'humidité de chaussures encore plus noires.

CIEL 12

Un ciel de sucre et de neige. Un beau ciel à vrai dire. Un ciel ample déployé abondamment en couronne autour de nos yeux. Un ciel spacieux, confortable, dont on tire orgueil, le genre de ciel qui doit allumer des arcs-en-ciel et retarder le fait, au demeurant fort courant, que la nuit s'installe définitivement en Antarctique.

[…]

CIEL 14 (dimanche)

Du ciel nous vient aujourd'hui une lumière fantastique.
Elle met en scène et le vent violent et des moments d'éternité dans lesquels baignent les acteurs exceptionnels du quotidien, la face inondée de jaune transparent, courant après des chiens mythiques ou serrant des enfants parmi les feuilles en tourbillon que vous glissez sous vos pieds. Une grue, la grâce, sa flèche bercée, tente de prendre la mesure du ciel en bataille.
On aperçoit au loin le bleu profond d'une mer en furie, dont les nuages écumants couvrent à différentes altitudes, sur plusieurs degrés, les incendies où brûle la plaque d'argent des vitres.
Dans la rue tout se calme, l'ombre grignote les trottoirs, escalade inexorablement les façades, force les demeures, remplit les rues et avant qu'elle ne les comble — qu'elle ne les boucle hermétiquement, à double tour, qu'elle ne les couvre d'un pigment d'obsidienne — tient à nous montrer, comme un enfant qui va démolir sa fantasmatique construction, au sommet des immeubles, la richesse ou la beauté d'une teinte, les nuances d'un rose ou d'un orangé, le jaune et l'or qui se cachaient dans la pierre de calcaire, à la façon dont, du pinceau, malgré de soigneux nettoyages, la peinture émerge à nouveau, à chaque émulsion, assurant ainsi la continuité du travail et de l'oeuvre.
Aller plus avant serait accepter que ce ciel épique disparaisse, oubliant alors la force des protagonistes qui savent, parfois (le corrélat d'inondé?), qu'il y aura un lendemain le ciel.


[…]