I. CRAN D'ARRÊT (extrait)


Peu importait comment il allait commencer, il savait qu'une fois que les premiers mots seraient tombés, il trouverait la direction qui serait la sienne.

La vertu d'un idiome, autre.

Tombé, le mot se relève, sur le bout de la langue.

Outre définitive, loi et vin radical.

Soudain catapulte, il marche.

"L'expérience nous prouve"… que l'expérience ne prouve rien.

Il suffit d'être l'automne.
S'il marche, il peut avancer. Il avance, dans le couloir du métro.
Il lui dit, à l'autre, celui qui procède, devant, même que c'est un symbole, précède avec son survêtement, et le swoosh, blanc, il lui dit, l'arrête, excusez-moi monsieur, l'autre se retourne, friqué, des bagues partout, que vous avez une merde dans le dos, probable un oiseau, vu que c'est blanchâtre, l'autre enlève son survêtement et ne comprend pas tout de suite, puis ça vient, lentement, il tourne, comme du lait, rictus, il tape, de peur, déborde, il tape d'arrogance, il tape avec ses bagues et sa classe, et figure-toi que je n'ai pas pu arrêter, que je n'ai pas cessé de rire, pendant qu'il me frappait, au sol, à coups de iambes.

L'amer autre est une femme. Vous la prenez sur le littoral, sac et ressac.

Viande-espoir, nous nous sommes interdit les passages.

Sol était détective privé, un truc qu'il avait lu dans les polars.

J'étais chômeur et allumé, comme les sapins à Noël, en ma ville de boue, un mois par année.

Dans ce monde-là, à cette époque-ci, on se rencontrait dans les bistrots. Il avait aussi peu de boulot que moi, pas de grosses affaires, parfois de "petites quéquettes" qu'il disait, le tout-venant des maris jaloux et des femmes trompées, à moins que ce ne soit le contraire.

Le déclic, ce fut une remarque qu'il fit pendant la troisième guerre contre l'Irak et après autant de verres, écoutant un de ces philosophes recomposés, à la tévé, qui le plaçait d'emblée dans le camp des terroristes, quelque part sur les bords de la Caspienne, sur la dégénérescence des Bush, le III, George Bush Minor, plus taré que les deux autres réunis, le clone, je cite de mauvaise mémoire.
J'étais au bar, lui aussi. Je lui offris un verre et d'aller un peu plus loin, eu égard aux oreilles du barman.

Et puis il y avait les échecs, qui nous partageaient en deux, noie et gland, sans manichéisme.

La montagne crie sous la neige. Un choucas s'approche. C'est que nos cadavres puissent (de puir, XVIIIe siècle).

L'Italie, c'est encore Rome, depuis plus de 2'000 ans.

Entre nous, les publicités feront écran de leur corps noir.

J'avais l'habitude de remplir l'aube de rêves qui ne tiendraient pas la journée, et de café brûlant (qui ne tiendrait pas la journée).

Des autoroutes, nous n'entendîmes plus parler. On ne sortait pas des villes-bouchons.

La veille, comme c'est quelque chose d'avant, m'aveuglait, j'avais été au bout de la piste, jusqu'à leur crier de foutre le camp, plus rien ne me retenait, que l'odeur de l'air et la lumière sous mes pieds. Ça, c'était moi, la partie portrait, comme on ne la fait pas d'habitude. Je jetais mes mots devant, à voir ce qui se passerait, quand ils tombaient sur l'écorce du monde.
Lui ressemblait à "petit homme", un malin c'était sûr, pour survivre à cela, et totalement naïf de l'autre moitié, cette histoire où il aurait pu se faire niquer, terminer sa voie sous la rame, ou au poste de la guest'ap locale, l'œil gris souris écrasé, en orbite. Seule la chance imprévisible qui me fuyait comme l'eau fuit les sommets l'avait épargné.
Ça, c'était la veille.

Bien avant, il y avait eu des parents et l'école. Des choses floues, qui ne me tenaient pas.

Puis la mort — elle me faisait toujours peur — traitait au quotidien de l'inutile en moi, le non nécessaire couvrant presque tout alors.

Le clone aussi, il avait la trouille, de ne rien reproduire. Ce n'était d'aucune consolation.

Les éperviers éperviaient, et c'était bien les seuls à faire leur boulot.

Passage : l'herbe courte seule à l'horizon, ma mémoire décale, la maison n'était pas là, elle s'est construite depuis, à la racine des ciam, éther boulonné, parpaings, béton préfabriqué, verre et miroir, le vent n'attend pas les alouettes (bail aux corneilles), il passe partout, relancé après la masse, accéléré sur le tertre, terre battue, un appel à la consommation retentit, en haut à gauche, nord, nord-est, l'alcool est roi du murmure, je m'enferme dans le grand écart, des vannes s'ouvrent sur l'eau sale, l'herbe meugle, je redouble mes pas de précaution, atteinte à l'indéfini, song lines, walkabout what? ma constellation est stérile, il faut dire qu'on en avait trop vu, lu, bu, su, pu, tu.


Nous parlâmes des livres que nous n'avions pas écrit 17%
Nous parlâmes des femmes nous n'avions pas eues 32%
Nous parlâmes du pouvoir qui rompt et corrompt 5%
Nous ne parlâmes pas de la suite dans les idées 0%
Nous parlâmes des fromages que nous aimions 3%
Et des vins qui allaient avec ou contre 3%
Nous parlâmes du vent et des fantômes qui nous poursuivaient 48%
Nous parlâmes assis à une table, son visage à moitié dans la pénombre 100%
Nous parlâmes des Indiens d'Inde, d'Amérique et d'Australie 12%
Nous tûmes notre désarroi 0%
Nous envisageâmes de travailler plus 2%
Nous envisageâmes de ne plus travailler 15%
Nous laissâmes de longs silences 4%
Nous parlâmes de nous (parlâmes) 200&
Nous crûmes que nous pourrions quelque chose 1%
Nous sûmes que nous ne pourrions rien 1%


Moitié par curiosité, moitié par désœuvrement, je me mis à suivre les enquêtes de mon douloureux ami.

L'éternel, ce rêve de tout petit, à l'abri dans ma tête.

Croisé, mon oeil a bu ta soif, t'a croisée, ventre de tes soupirs, traverser et sortir derrière l'omoplate.

Le chemin mène au point. Le chemin expose l'espace entre les mots.

Le suivre, ça n'avait pas été facile. D'abord, il se levait tôt. Et tôt, je n'avais plus été prêt depuis longtemps, sauf à faire le tour du cadran. Et puis, ce n'était pas toujours passionnant de suivre dans le froid des contemporains dont on n'avait rien à foutre et qui la plupart du temps ne se doutaient pas du sale tour qu'on leur jouait.

Jusqu'au jour où, comme on dit, ce jour du mois de décembre où ça s'est passé ainsi : 6 heures du mat. La ville gelée. J'arrive au café le premier. À cette heure-là, ce n'est plus un bistrot, reste pourtant l'odeur du vieux vin et des courtes cigarettes de la nuit. J'en commande directement deux. Il arrive. Aujourd'hui, ce sera un peu différent, on va chez les bourges qu'il maugrée. Et nous voilà partis dans sa machine à explosion, hors norme écologique pour de bon. Toujours pas le moindre signe du soleil, comme quoi le jour voudrait bien se lever.

Les richesses accumulées ont toujours été des obstacles pour les autres.

Ce vent d'incertitude me décapite parfois.

J'étais parti pour durer.
Je revins hermétique et silencieux.

Ton système me demande des comptes que je suis incapable de lui donner.

Derrière des buissons, dans un petit parc qui entoure la propriété, à l'intérieur de l'enceinte, Sol daigne enfin m'expliquer ce qu'il sait de l'histoire.

Une femme, non, non pas belle du tout, ne va pas t'imaginer, vient dans son bureau, il y a trois jours, elle a besoin d'aide, est prête à payer cher, mais pour être tout sauf claire, il n'aura pas même son nom, juste un acompte, tu te rends compte, de quoi payer une année de charges, parfois il a de la peine à oublier qu'il travaille seul, à peine le téléphone, mais de faire semblant, devant moi, ne l'empêchait pas de trouver également louche qu'une femme riche, même moche, vienne lui demander d'enquêter sur rien, lui jetant plus de fric à la tête qu'il n'en avait vu ces deux dernières années, à lui, le petit détective, qui avait son bureau sur le port, là où ça puait le plus dans une ville déjà suffisamment malodorante.

Passage : des indices comme s'il en pleuvait, dans ce parc, des hommes en armes, des caméras de surveillance, des chiens qui nous bouffent, un camionnette décharge une cargaison suspecte, de grosses voitures genre diplomates, aux vitres teintées = le visage de ces gens-là quand ils se déplacent, se cachent derrière leur fonction, se cachent dans leur voiture, quand ils quittent le ministère, et derrière leurs lunettes de soleil quand ils sortent de leur voiture, le communiqué officiel, les phrases toutes faites, les avocats si ça tourne vraiment mal, mais ça tourne rarement mal pour eux, il ne pleut plus dans le parc, silence sous le chêne, un merle, trille noir et blanc, aucune lumière dans la demeure, on reste comme des cons à ne pas comprendre pourquoi on est là plutôt qu'au lit.

Herbe abrupte, pente en vertige, les arbres nous tombaient sur la gorge.

Voisin du tout, nous n'étions à l'abri nulle part.

Nos êtres en carton mâchuré, proches de rien, suivre les pointillés.

Soyons clairs, il le fut moins, il avait suivi cette femme, qui lui avait lâché tant d'argent, en disant qu'elle le contacterait à nouveau, et qu'elle tenait à sa discrétion, pour qu'il ne parle pas de ce qu'elle n'avait pas dit, une affaire délicate et privée. Et alors? n'avons-nous pas tous nos affaires délicates et privées? ce n'est pas pour autant que l'on fait appel à un détective, qui est bien le dernier à pouvoir se permettre de s'occuper de ce qui ne le regarde pas.
Elle l'avait conduit à cette immense propriété devant laquelle nous nous retrouvions, trois jours plus tard, avait laissé sa voiture dans un des trois garages et était entrée dans la demeure.

Et alors, pourquoi que t'as voulu revenir? bredouillai-je, frigorifié, t'avais qu'à attendre et aller boire des coups avec le fric. L'éthique, qu'il répondit. Je n'étais pas d'accord avec lui, mais il faisait trop froid pour se disputer. Ce n'est que plus tard, rentré en ville, devant des verres semblables à ceux qu'on aurait dû prendre plus tôt, qu'il me confia qu'il avait trouvé ça louche, et voici le pourquoi.

Amphibie, c'est de deux mondes, je n'avais pas envie que ça vienne comme cela — qu'on s'arrache un bras en frôlant une porte et de ce mélange LM (langage-monde).

Donner le temps qui m'a manqué jusqu'ici, respirer, et être prêt à tout jeter.

C'est que c'est le monde en morceaux qui viendra s'imprimer ici.

D'une conscience toute autre, dedans-dehors, passages sans niveaux donc.

Tu me connais, j'suis pas con, silence, très drôle, silence, à peine sortie, ma cliente, que je la prends au bout de mon, sourire, très drôle, tchac, tchac, tchac, je lui refais le portrait, en rafale, puis je pique un sprint et je la suis, avec ça, l'adresse et des photos même floues, je travaille au plus difficile des problèmes des hommes depuis qu'ils ne sont plus singes, au problème de l'identité, et quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'elle ne se recoupait pas, avec elle-même, c'est comme si t'avais chopé un truc dans ta main et que tu l'ouvres, pour regarder, aussi parce que t'as un doute, peut-être, et que t'as autre chose, d'abord les photos, c'est le plus net, silence, c'est la tronche de Yolande V., aucun doute là-dessus, alors que la maison appartient à M. et Mme Serge, quant à la voiture, c'est celle d'un dénommé Isidore, mais personne d'autre qu'elle n'habite cette maison, n'utilise cette voiture…
Et alors?

De l'identité de plein de choses (meurtrier, cadavre, œuvre d'art, etc.).

Louche, c'est un flou de la pensée.

La montagne jaune maintenant fuit à l'horizon et forme une bulle que nous appelons "montagne jaune".

WEIROB Chaque fois que tu vois la Blue River, c'est une eau différente. L'eau qu'il y avait en elle il y a un mois peut être dans le Tuttle Creek Reservoir ou dans le Mississippi ou dans le Golfe du Mexique maintenant. Ainsi, la similarité des états de l'eau, par laquelle tu juges de la similitude de la rivière, ne requiert pas l'identité de l'eau qui est dans ces états à ces différents moments.
MILLER Et alors?
WEIROB Ce n'est pas parce que tu estimes l'identité personnelle en référence à la similarité des états mentaux, qu'il en découle que l'esprit, ou l'âme, est la même dans chaque cas. Mon idée est la suivante : pour ce que tu en sais, l'âme immatérielle que tu penses qui est logée dans mon corps pourrait changer de jour en jour, d'heure en heure, de minute en minute, remplacée à chaque fois par une autre âme psychologiquement similaire. Tu ne peux pas la voir ni la toucher, alors comment saurais-tu?
MILLER Es-tu en train de dire que je ne sais pas réellement qui tu es?
WEIROB Pas du tout. Tu es celui qui dit que l'identité personnelle consiste dans la similitude de l'âme immatérielle, inobservable, invisible et intouchable. Je signale simplement que si elle consiste en cela, tu n'aurais aucune idée de qui je suis. L'identité du corps ne signifierait pas nécessairement l'identité de la personne. L'identité des caractéristiques psychologiques ne signifierait pas nécessairement l'identité de la personne. Je dis que si tu sais qui je suis, alors tu as tort de dire que l'identité personnelle consiste dans la similitude de l'âme immatérielle.


Puis e2-e4, e7-e5, etc.-etc. Ils s'enferment. On ne distingue que la fumée de leurs cigarettes.

Le corps des certitudes se brise en gros morceaux — on pense alors à des atolls de pensée.

Hors d'atteinte de tout regard, un mystère se prépare (à la vanille?).

Un trou dans le récit, net comme l'entrée d'une balle dans la chair, supprime d'un trait les raisons pour lesquelles, admirables ou ridicules, mon ami — le détective sale, miséreux, alcoolique et mal rasé (ce stéréotype qui palpite dans les limites de l'histoire) — avait conçu, comme l'on dit parfois (Marie, etc.), des soupçons, fils d'une intrigue forte qui nous aurait permis, enfin, de bâtir quelque chose de solide dans cet univers putréfié et instable, et ressort de l'autre côté, emportant la moitié de la suite, alors en lambeaux sanguinolents et en tissus arrachés. Reste enfin à ramasser le cadavre, à nettoyer le sang qui part mal (même à froid) et à consoler la veuve — toutes choses ingrates par ailleurs.
Bien sûr, au lecteur malveillant, se refusant à croire à un hypothétique problème d'identité, tour de passe-passe éculé, qui pourrait voir, dans ce trou béant, un déni commode, une impuissance narrative, quelqu'arrangement pris avec la vérité, signalons juste, à ce lecteur exigeant, ce qui aurait pu être et qui n'est pas, trois possibles, puisque ce trou dans le récit est bien réel et que rien ni personne ne peut recréer cette chair disparue — au-delà d'implants textuels improbables : le rejet étant assuré.

(i) Les numéros des billets donnés par la dame provenaient d'un cambriolage récent, Sol avait vérifié sur la liste que la police avait communiquée blablabla > on se dirigerait alors vers un récit policier dans les milieux du crime.
(ii) Lorsqu'elle avait ouvert son sac à main pour le payer, Sol avait vu, il en était certain, l'éclat du métal sombre si caractéristique que jette une arme de poing (revolver de marque inconnue) > tout est encore possible.
(iii) En fait, Sol était devenu amoureux fou de cette Yolanda [sic] et voulait s'assurer qu'elle n'avait pas d'autre homme dans sa vie > récit sentimental (qui peut rapidement devenir policier si elle se trouve être la compagne d'un caïd de la mafia).

Après son hypothèse brinquebalante, à pendre dans le vide d'une question ouverte, vertige, trois semaines que je n'en entendis plus parler, trois semaines difficiles, tournées de bistrots, la poésie mal venue dans mes mains glacées, il n'avait pas résisté à cet argent, son éthique s'était dissoute aux environs de la Martinique, peut-être, avec quel laissez-passer? à moins que son corps ne soit plombé sous l'asphodèle d'un terrain vague de la périphérie (ça c'était les petits matins quand je rentrais désespéré, ne me voyant pas continuer).

Idole froide, au toucher maladroit, quelque chose vibre, comme l'armature du béton, quand il passe devant elle.

Au souffle épais du train-bison, la corde se tendait, happant l'ivresse, l'air strié de démarches en filigrane.

Jusque-là, ça se précise.

(ne me voyant pas continuer)

L'hiver ramassait ses grains de glace, le gel entrait partout, ces jours-là, la cité empirait sous le monoxyde de carbone et la tôle opaque, rangée en files interminables, recouvrait la ville grise, la lumière du matin, vague halo insipide, s'éteignait à midi, on ne voyait rien à travers la neige, au rayon d'une civilisation disparue — et s'il ne revenait pas? laissant la question de la civilisation ouverte, laissant le désarroi de la bourgeoisie à elle-même, abandonnant la ville à sa puanteur et renonçant à jouer le prochain coup sur l'échiquier de plâtre, pour plaquer un gros point noir, finir cette histoire, qui, comme tant d'autres, ne franchirait pas l'océan des bonnes intentions et des maigres mots jetés en travers du silence qu'on ferait mieux d'écouter et de prendre au sérieux.

Je vivotais de mon allocation de chômage, ne sortant plus que pour envoyer de fictives demandes d'emploi et assumer mon rôle d'épave au bar du coin. J'avais froid dans mon corps, mes pensées cristallisées ne coulaient plus que comme suppure une plaie, je me faisais pitié, et plus personne ne me voyait.

Côté fenêtre, Minor martelait à la radio et à la tévé la nécessité de sa guerre en égrenant le nom de ses victoires : fdgjk, dffd, dfg, noms de lieux imprononçables, où nul n'irait passer ses vacances, personne ne l'écoutait, personne non plus ne s'opposait — sous anesthésie généralisée, quelque chose devant arriver, une opération, kekchoz, c'est du moins ce que je me disais, sans que quoi que ce soit n'arrive d'ailleurs.

Bien sûr, il y avait les femmes. Quelques-unes, aussi paumées que moi, s'apitoyèrent un peu. J'étais plus facile pour un coup que la compagnie d'un chien qu'il faut sortir tous les jours, mais pas aussi affectueux. Je les suivais, ne desserrant pas les dents, le plus souvent chez elles, miteux, même que ça ressemblait à chez moi, puis je les quittais encore ivre, des renvois de vagues souvenirs, corps abîmés, bleuis, aigreurs qui m'habitaient sous les draps où je restais pour avoir chaud.

Passage : un rêve de syllabes amples, remplies de soleil, qui tomberaient juste, équarrissant la laideur, une jeune fille simple tenait ma main, au bord de la mer ou presque, un arbre immense, couvert d'oiseaux, une ombre nette, arrête tes conneries disait la voix qui était moi pas endormi, ça fait combien de semaines qu'on n'a pas vu le globuleux jaune, quant aux jeunes filles et aux oiseaux, ils s'écartent de mes crachats toujours plus distincts.

(ne me voyant pas continuer)

Tomber malade est alors inévitable.

Au regard d'égout, je nous vis, debout.

Il y a plusieurs façons de tomber malade. Il y a ceux qui s'enterrent d'une grippe, vissés au lit, battus, les os en morceau, et qui émergent, l'air de sortir d'un camp; il y a ceux qui laissent la maladie tomber au fond d'eux, appuyer sur leur âme de tout son poids, et qui prennent des médics pour avoir l'air encore plus mal, on les entend rire, parfois, seuls, au fond d'une pièce couverte de papier peint; il y a ceux qui font comme si de rien n'était, pris d'une fièvre perpétuelle, qui les agite, jusqu'à leur mort, ou presque; il y a ceux qui sont persuadés d'avoir tout ce qui passe, tout ce qu'ils imaginent, il y a ceux qui soignent n'importe quoi n'importe comment, un rhume aux antibiotiques et un cancer aux granules, et ceux qui ne se soignent pas, car ils ont peur du médecin (ils ont aussi peur du carrossier et du boulanger).

Je tombai malade inévitablement.

Sol revint et il ne fut pas plus question de l'enquête que de sa disparition. Nous durâmes ainsi quelque temps, reprenant l'un et l'autre nos habitudes interrompues, mais même nos parties d'échec avaient perdu de leur intérêt.

Il n'était plus lui.

Suivre des habitudes, rompre avec.

Passage : il voyait, regardant un seul arbre, dans un pré, l'ensemble des arbres qu'il avait vu jusqu'alors, avec leur insistance, leur façon, toujours différente, singulière, propre à chaque essence, chaque individu d'impressionner son système nerveux, d'un reflet, d'une texture, silhouette personnelle, comme n'importe quel humain, et les histoires qui s'y associaient, il voyait avec la distance des années, cet espace tendre en lui, qui lui donnait encore envie de pleurer, il voyait l'arbre détaché de tout et l'arbre dans l'économie humaine, débité en planches, en meubles, il voyait l'univers autour de l'arbre, les étoiles qui l'ignoraient et la terre, les minéraux qui entouraient ses racines, les nourrissaient, il voyait avec les yeux du vieillard qu'il deviendrait et avec ceux de l'enfant qu'il n'était plus, il avait une approche stratifiée et cumulative de la réalité, le territoire, les saisons, les gens et la mort inéluctable de tout ce qu'il verrait.

Vague inaudible, montagne percée, le nerf de la réalité opaque donne soif.

Lutte assise entre deux, le tapis arbitre, la fougère-spectateurs.

Sol se lança dans d'autres projets, vendre du matériel informatique, de la ram à ceux qu'avaient plus de mémoire, des composants hardware, et peut-être de la dope, pour ce que j'en sais. Il ne jouait plus aux échecs, plus le temps. Il avait simplement fini comme tout le monde. Il avait laissé son bureau sur le port, prendre l'eau, le temps qu'il voudrait, se colorer de bleu, les jours radieux, broyer du noir et fulminer les soirs de tempête. Prends-le si tu veux.

J'allai y faire un tour, un jour, sourd à toute odeur. C'était resté comme si je m'en étais souvenu. Je m'assis sur le fauteuil, mis les pieds sur la table et m'en roulai une. Pas une goutte d'alcool à l'horizon, la mer houleuse, au-delà du port de boue. Je crois que je m'endormis. Un cri me réveilla. Le goéland, fil incandescent dans le mercure du ciel, tournait autour de la fenêtre, et je dirais que c'est à ce moment-là que j'eus l'idée (j'avais mal au dos).

Espace transitoire, interstice, phrase à détente.

On se retourne et on se dit que c'est là qu'on aurait dû être.

Texte à cran d'arrêt.

En vain cherchera-t-on à résumer des années de travail.

Reprendre le bureau de Sol et ouvrir ma propre agence… Je vis, du regard du possible, écrit sur le verre dépoli, en caractères noirs, police Futura, bas de casse, "Warj Dolski, détective privé". Ça se tenait. Fallait le faire. Pas de problèmes pour l'argent, je serais en gains intermédiaires, le chômage paierait le complément de ce que j'empocherais, si jamais je gagnais quelque chose. Je m'arrangerais avec les horaires, et ça m'empêcherait pas de boire un coup, Sol en avait été la preuve. Restait ce malaise diffus, avec lequel je devrais apprendre à vivre, d'être un fouille-merde, associé à la pire espèce.
J'explorai les tiroirs et les bibliothèques métalliques. Il y avait du matériel de bureau, une bouteille de whiskey vide, un dictionnaire, des polars et quelques vieux numéros de La revue internationale de criminologie. Aucun dossier.

L'étrave du bateau fracassa la vague et personne n'eut rien à y redire (aucune enquête).

Souffle encombré, l'outre magique se fait attendre (en référence à rien de précis).

Trois jours de nettoyage, peinture et tri, tout ce qui devait être dit était dit gardé gardé et la plupart devait être jeté et le fut. Le port, je ne l'avais jamais remarqué dans mes brèves visites, prenait de la place, rythmant, chargement, cri, machine, phare et sirène. L'eau était décidément trop loin pour en entendre quoi que ce soit. L'odeur, je m'y habituerai. Je dus attendre les papiers pour ma licence. Je fis passer des annonces dans les journaux locaux. Et j'attendis. J'avais le temps de penser. De penser et d'écrire.

Je m'occupais à nouveau d'épistémologie depuis quelques semaines. Plus précisément, j'étais en train de traduire un texte de Moritz Schlick, philosophe et physicien des années 30, un des représentants majeurs du Cercle de Vienne, l'empirisme logique, à l'origine de la philosophie analytique contemporaine, un texte de 1932, écrit en anglais et intitulé Form and Content. De la vieillerie écrite en langage ordinaire, mais qui, me semblait-il, rompait avec nombre de conceptions irrationnelles et mystiques de la connaissance plus répandues que jamais. Un classique qui avait été traduit en italien et en allemand, mais pas en français.

Quand je regarde le ciel bleu et que je me perds entièrement dans sa contemplation, sans penser, j'éprouve alors le bleu, je me trouve dans un état de pure intuition, le bleu remplit complètement mon esprit, celui-ci et le bleu sont devenus une seule et même chose; c'est le genre de fusion dont rêve le mystique. Dirons-nous qu'à travers l'état de pure conscience que je viens de décrire nous arrivons à savoir ce qu'est réellement le bleu? Absolument pas! Pour donner un nom à la couleur que je suis en train de voir, je dois aller au-delà de l'immédiateté de la pure intuition, je dois penser, un tant soit peu. Je dois reconnaître la couleur comme la couleur particulière que j'ai appris à appeler 'bleu'.


Comment croire à la nécessité d'un récit, d'une histoire?

Les mots pris dans la glace de février, comme n'importe quel brin d'herbe — les bulles d'air, au dégel, feront des espaces blancs où l'on aime à marcher et à se taire.

[…]